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étaient venus faire. Quant à M. de Kératron, sa qualité d’officier français lui assurait des immunités spéciales, et on ne lui demanda aucune explication. Grande fut la fureur de la princesse; mais que faire contre un ordre formel? Le capitaine, complètement rétabli et en état de supporter un voyage, offrit de se rendre à Choumia, où était le généralissime Omer-Pacha. Ayant les moyens de lui être présenté, il se faisait fort d’en obtenir des ordres supérieurs pour délivrer les Valaques des injonctions de Véfik. C’était l’affaire de trois ou quatre jours. On s’arrêta en effet à ce parti, et Henri, ayant demandé des chevaux de poste, se mit à courir vers Choumla.

Cette absence, bien qu’elle dût être fort courte, causa à Popovitza une profonde tristesse. Quand le capitaine lui annonça sa résolution, elle fut comme atterrée, et ne trouva rien à répondre. Le jour où il partit, elle alla sur la route avec un de ses frères, reçut tristement les adieux du capitaine, et le suivit des yeux le plus longtemps qu’elle put; puis elle rentra inquiète et accablée.

Elle eut bientôt d’autres motifs de trembler. Parmi les prisonniers conduits au camp d’Eumer se trouvait Cyrille, qui, après avoir failli mourir des suites de sa blessure, était enfin guéri. En revenant à la vie, il était revenu aux mauvais sentimens qui avaient inspiré son crime. Instruit au fond de son cachot de la passion toujours croissante de Popovitza et oubliant vite les promesses qu’il avait faites quand il se croyait près de sa fin, il songeait à se venger. La seule vengeance qu’il eût à sa disposition était de dénoncer le pope. Arrivé au camp d’Eumer, il s’était ouvert de ce dessein à un de ses compagnons de chaîne, et celui-ci, ayant été relâché peu de jours après, vint, tout effrayé des menaces de Cyrille, les rapporter à Kyriaki. La jeune fille, déjà émue des mesures que prenait le nouveau gouverneur, sentit renaître toutes ses anxiétés au sujet de son père. C’était un véritable miracle que le pope, si imprudent, si compromis, fût encore dans sa maison, et que, parmi les gens qui avaient été mis aux fers, aucun n’en eût dit assez pour le faire arrêter. Kyriaki ne pouvait se le dissimuler, et de nouveau elle pressait son père de fuir avec elle. Fuir! hélas! c’était cependant pour elle s’arracher à ce qui faisait maintenant sa vie ! Mais le pope refusait de partir : obstinément attaché à son but, il avait conçu déjà de nouveaux desseins et renoué ses correspondances avec le général Kroulof. Il avait l’œil fixé sur Silistrie, qu’il comptait bientôt voir tomber au pouvoir des Russes, et, si grand que fût le péril, il ne voulait pas s’éloigner du champ de bataille. Les angoisses de Kyriaki redoublèrent quand on vint lui dire ce que méditait Cyrille. Elle résolut aussitôt de se rendre au camp d’Eumer-Bey et de voir le prisonnier, espérant qu’elle aurait encore assez d’empire sur lui pour