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que que celui-ci se présenta au konak, il le reçut avec une politesse solennelle, le remercia avec toute sorte de métaphores du secours qu’il avait apporté à la ville, et lui insinua dans le style le plus fleuri qu’il n’avait plus qu’à se retirer pour aller rejoindre le gros de l’armée. Eumer répondit, avec les circonlocutions les plus orientales, qu’il n’était pas prêt à partir, qu’il voulait avant tout mettre la place en état de défense, et que, sans entraver l’autorité du gouverneur civil, il y conserverait provisoirement le commandement militaire.

Ils se quittèrent très mécontens l’un de l’autre. Eumer plaça les troupes dans les forts, fit ramasser les soldats blessés dans la ville et dans la plaine, installa des hôpitaux. Saïd s’enferma dans le konak, et déclara qu’il ne ferait rien tant que le général n’aurait pas quitté la place. On vint lui représenter que la conduite des Bulgares pendant cette dernière nuit était de nature à exciter des soupçons, qu’ils avaient opposé aux Turcs une résistance inattendue, qu’ils possédaient des armes et en avaient fait usage, qu’il fallait arrêter un certain nombre d’entre eux pour en tirer des aveux. — C’est affaire, répondit-il, à monsieur le gouverneur militaire ! — On vint dire les mêmes choses à Eumer-Bey, en l’invitant à s’assurer de quelques individus qui pourraient le mettre sur la trace d’un complot. — C’est affaire, répondit-il, à son excellence le gouverneur civil! — Grâce à ce défaut d’entente, les conjurés ne furent point inquiétés.

Le pope Eusèbe, après être demeuré dans l’église jusqu’au moment où les bachi-bozouks, rappelés par Eumer-Bey, l’abandonnèrent, était enfin rentré dans sa maison. Il y avait trouvé sa fille, qui venait de reprendre connaissance grâce aux soins d’Henri et de Cyrille. Il remercia les deux jeunes gens; puis, ceux-ci s’étant retirés, il ferma sur eux la porte de son habitation dévastée, et revint auprès de ses enfans, qui se pressèrent autour de lui en pleurant. Les uns lui montraient les traces du pillage ; les autres lui racontaient tumultueusement la scène à laquelle ils avaient assisté. Eusèbe les consola, et, après les avoir renvoyés tous à l’exception de Kyriaki, il tint conseil avec elle sur ce qu’il convenait de faire. Elle voulait qu’il prît la fuite. — Nous partirons ensemble avant le jour, disait-elle. Je vous accompagnerai; je suis forte, et je ne sais pourquoi je me suis évanouie tantôt, car j’ai à peine quelques meurtrissures. Nous fuirons. Le consul Kaun aura soin de vos autres enfans. Nous trouverons quelque moyen de passer le Danube, et on nous donnera asile en Valachie. — Mais le pope repoussa cette idée. — Je veux rester à mon poste, répondit-il; je veux revoir nos jeunes amis, et les féliciter du courage qu’ils ont montré; je veux savoir ceux qui ont été blessés. Je n’ai pas eu assez de confiance en eux. Ils sont capables de plus d’audace que je ne le supposais. Nous sommes