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pis avec leurs longs chibouques, parlaient dans la plus grande confusion sans rien décider. Eumer déclara qu’il prenait le commandement militaire de la place. Il envoya des officiers porter ses ordres dans les différens forts, se rendit à la batterie d’où les Russes venaient d’être repoussés, visita tous les points où il craignait quelque danger. Quand il eut pris les dispositions nécessaires pour mettre la petite garnison en état de résister à une attaque sérieuse, il s’occupa de rétablir le calme dans l’intérieur de la ville.

Les bachi-bozouks pillaient toujours au milieu d’un grand bruit. Les uns, après avoir rempli leurs vastes sacs de vivres, de vaisselle, de tout ce qu’ils avaient pu trouver de plus précieux, les chargeaient sur leurs chevaux et reprenaient le chemin de leur camp, poursuivis par les imprécations de ceux qu’ils avaient dépouillés. D’autres, animés du désir de détruire, jetaient au milieu des rues les tables, les matelas, tous les meubles qui leur tombaient sous la main. Une grande partie s’étaient portés du côté du bazar, avaient enfoncé les devantures des boutiques et en tiraient pêle-mêle tout ce qui était à leur convenance. Ceux-ci remplaçaient leurs vieilles chaussures et leurs vieux vêtemens par des babouches, des vestes et des culottes neuves, remplissaient leurs ceintures de pistolets et de couteaux, chargeaient sur leur dos des brides et des selles. Ceux-là battaient en criant les marchands accourus à la défense de leur comptoir, et ces luttes étaient d’autant plus vives que les boutiques des Turcs n’étaient pas plus respectées que celles des raïas. Un grand nombre de chevaux abandonnés par leurs maîtres et excités par le bruit galopaient tumultueusement par les rues et se jetaient les uns sur les autres pour se mordre avec furie. Quelques torches lancées au hasard avaient allumé des maisons. Des bandes de chiens aboyaient aux incendies.

Certes la princesse Inesco, qui voyageait pour se distraire et qui avait espéré trouver à Routchouk des spectacles nouveaux, devait être contente de sa nuit. Elle avait assisté à la procession, escortée de son mari et du capitaine, et malgré leurs instances était restée dans les rues pendant que les Turcs chargeaient les Bulgares. Elle refusa également de rentrer chez elle au moment de l’irruption des bachi-bozouks. Comme elle se portait volontiers partout où le tumulte était le plus fort, elle faillit vingt fois être renversée dans la foule. Elle entendit des balles siffler à ses oreilles sans songer à fuir le danger. Elle criait « bravo! » à ceux des Bulgares qui se comportaient vaillamment; elle apostrophait les fuyards, elle injuriait les Turcs. Quoique fort animée, elle conservait les apparences d’un grand calme et trouvait à plaisanter sur les incidens burlesques qui naissaient au milieu de la bagarre. Enfin cependant, comme elle vit que pour la protéger ses deux défenseurs risquaient souvent de