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Quant à moi, vous me permettrez de n’avoir point ce dédain superbe. Certes, vous le savez aussi bien que moi, je ne me suis pas mise en voyage pour faire les affaires du général Gortchakof ; mais du moins je ne saurais regarder froidement ce qui se passe sous mes yeux, et je prends parti malgré moi. Croyez-vous donc que ce ne soit pas une cruelle humiliation pour nous autres, gens de Bucharest, de vivre sous la suzeraineté des Turcs ? N’est-il pas temps que cela finisse ? Et parce que nous portons des robes et des chapeaux de Paris, pensez-vous que nous ne plaignions pas ces Bulgares, chrétiens comme nous, qui vivent comme des troupeaux exploités par les pachas ? Un peu plus ou un peu moins barbares, nous nous tenons de près, nous tous qui habitons les bords du Danube, et puisque le grand fleuve s’est mis en colère, puisqu’on n’entend que des bruits de guerre et de révolte sur ses deux rives, laissez-moi m’échauffer avec lui !

— Peste ! dit Henri, ce sont donc les lauriers de votre petite Jeanne d’Arc qui vous empêchent de dormir ?

— Peut-être, reprit Aurélie. C’est un cœur bien trempé. Quand elle était ici tout à l’heure, je croyais voir personnifiée en elle cette nation bulgare, vigoureuse et naïve, au corps sain et à la foi robuste, toute prête à laisser éclater sa force.

Henri affirma qu’il ne trouvait rien à redire à ce portrait de Popovitza ; mais, avant de prendre congé d’Aurélie, il l’engagea à ne plus chanter trop haut ses hymnes de liberté et à se défier du vieux Saïd.

Le soir même de cette journée, le capitaine de Kératron se promenait seul sur la rive du Danube. Il suivait ce chemin étroit et crevassé qui règne entre les derniers jardins du quartier grec et la falaise abrupte. Le soleil venait de se coucher derrière les batteries de la ville. Le temps était calme, et la brise apportait, comme un écho affaibli, le bruit des trompettes russes qui sonnaient la retraite à Giurgevo. Henri s’arrêta devant une palissade dont les planches mal jointes fermaient le jardin du pope Eusèbe. À travers les fentes de cette clôture, il apercevait, dans le jardin, Kyriaki occupée à ramasser du linge étendu sur des cordes. Il resta longtemps à la regarder ; puis, ses yeux ayant rencontré ceux de la jeune fille, il lui sourit en lui faisant de la main un signe amical. Popovitza lui rendit son salut. Henri l’invita alors par un geste à s’approcher ; mais la jeune fille, sans rien répondre, continua son ouvrage. Cependant, quand tout le linge fut rassemblé, plié et posé sur un banc, comme Henri était toujours resté à la même place, elle s’approche : lentement, en souriant, les yeux baissés, et vint se mettre en face de lui. Ici commençait pour tous deux un grand embarras. Henri ne