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Le prince Nicolas Inesco, cavalier accompli et gai compagnon, avait toujours vécu en excellens termes avec la princesse. Il avait reconnu en elle une femme supérieure à la plupart de celles qui l’entouraient, et il avait eu le bon esprit de s’en louer. Après les premières douceurs du mariage cependant, il avait failli glisser plusieurs fois sur une pente qui l’aurait ramené à sa vie de garçon; mais Aurélie l’avait retenu, tantôt par d’ingénieuses railleries, tantôt par de franches explications, toujours par le charme de sa nature distinguée et loyale. Les époux avaient voyagé ensemble, étaient allés à Vienne, à Paris, à Londres, à Saint-Pétersbourg. A Bucharest, cherchant une occupation pour abréger ses journées, Nicolas s’était donné avec ardeur a la photographie, et n’avait pas craint de livrer ses belles mains aux morsures des nitrates et des chlorures. Pendant l’hiver qui précéda l’année 1854, Nicolas Inesco était donc regardé parmi les boyards de Valachie comme le modèle des maris et des photographes, quand arriva à Bucharest, voyageant pour se distraire, le comte Henri de Kératron de Sennadref, capitaine de cavalerie dans l’armée française.

C’était un garçon fort original que le capitaine de Kératron. Né au fond de la Bretagne, d’une vieille famille ruinée, il était resté jusqu’à vingt ans dans un manoir délabré, vivant au milieu des bruyères et des ajoncs, ne voyant qu’à de longs intervalles quelques gentilshommes de son canton, sauvage et cherchant la solitude, catholique fervent, légitimiste exalté, chevaleresque en tous ses sentimens. Cependant, comme il ne pouvait toujours vivre ainsi, il vint à Paris et entra aux écoles. L’esprit du siècle l’envahit alors. La foi de sa jeunesse s’obscurcit en face des croyances nouvelles de ses camarades. La vie de régiment acheva d’effacer chez lui le vieil homme. De ces deux éducations successives résultait un mélange bizarre. Chez M. de Kératron, les habitudes de l’enfant et les opinions de l’homme se livraient un combat continuel et produisaient des effets d’autant plus piquans que, sincère en tout, il ne cherchait pas à les cacher. Il aimait les choses et les hommes en raison de la loyauté qu’il y rencontrait. Comme il se livrait tout entier, sans arrière-pensée et avec ses inconséquences, il exigeait qu’on fît de même à son égard. Il avait conservé de sa jeunesse solitaire quelque gaucherie dans ses allures. Défiant de lui-même, il éprouvait un grand besoin de se dévouer. Nul souci du ridicule ne tempérait ses enthousiasmes, parfois exagérés. Aussi ses amis l’appelaient-ils don Quichotte. Il avait bien d’ailleurs quelque ressemblance physique avec l’illustre hidalgo, étant maigre, assez grand, avec un visage spirituel et des pommettes saillantes. Le comte de Kératron, avons-nous dit, avait peu de bien; mais nul ne savait comme lui se