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il eut assez terrifié le jeune homme pour en tirer les renseignemens qu’il voulait . — Bois-moi ça, dit-il en lui versant un verre de raki. On va te donner quatre hommes pour que tu les introduises à Routchouk; ils feront tout ce que tu leur diras, mais prends bien garde qu’il ne leur arrive rien de mauvais. Si on ne les retrouve pas tous les quatre quand nous aurons passé le Danube, c’est à toi qu’on s’en prendra. Dis à ceux qui t’ont envoyé qu’ils comptent sur nous pour la nuit qu’ils indiquent. Va, et tais-toi !

Cyrille sortit. Un aide-de-camp reçut l’ordre de mettre à sa disposition quatre sous-officiers qu’il devait emmener. Pendant que ceux-ci se préparaient et recevaient du général des instructions sur le rôle qu’ils devaient jouer à Routchouk, Cyrille entra dans la grande auberge du village pour y déjeuner et y méditer sur les moyens d’exécuter ce qu’il avait encore à faire. L’auberge, située au centre du village, sur une immense place d’où l’on domine la plaine, est la station obligée de tous les voyageurs qui vont de Bucharest au Danube. Elle était bruyante et animée. Devant la porte, des chariots et des voitures étaient dételés; deux chaises de poste, garnies de bagages élégans, indiquaient la présence de voyageurs de distinction. Des charretiers, des postillons frottaient les yeux de leurs chevaux et leur tiraient vigoureusement les oreilles; c’est une façon de leur faire oublier leur fatigue. A l’intérieur, des officiers russes déjeunaient tumultueusement dans la salle principale, prés de la cuisine, et allaient jusque sur les fourneaux, malgré les injures du cuisinier, enlever les plats trop lents à venir. Un nain bossu servait en gambadant et grimaçant; quatre musiciens ambulans, vêtus de longues robes et de bonnets fourrés, jouaient des airs de danse très vifs sur des instrumens criards. Cyrille, qui avait besoin de calme pour réfléchir, se glissa dans une salle écartée et s’assit devant une petite table dans un coin. Trois personnes déjeunaient autour d’une autre table dans cette salle : c’étaient deux Valaques, la princesse Aurélie Inesco et le prince Nicolas Inesco, son mari, accompagnés d’un Français, le comte Henri de Kératron de Sennadref. Comme ces personnages doivent prendre une place importante dans notre récit, il est nécessaire que nous nous arrêtions un instant pour esquisser en quelques traits leur physionomie et leur histoire.


II.

La princesse Aurélie était une jeune femme de vingt-trois ans environ, grande, mince et d’une suprême élégance. Ses yeux, très noirs et très grands, étaient ordinairement voilés d’une langueur un peu maladive: son profil était fin et nettement dessiné, le nez long.