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née précédente, l’adjudication de la dîme du blé dans une grande partie de la province, il avait eu le talent d’enlever et d’emmagasiner la récolte et de ne payer qu’un faible à-compte au gouvernement turc; c’était une question entre lui et Saïd-Pacha, gouverneur de Routchouk, à qui il avait représenté que les temps étaient durs, que l’argent était rare et que les blés ne se vendaient pas, toutes choses que Saïd avait parfaitement comprises moyennant un fort pot-de-vin. Le Grec espérait donc que l’invasion des Russes liquiderait ses comptes, et qu’il vendrait ses blés au général Gortchakof sans avoir besoin de les payer au sultan.

Tels étaient les auxiliaires que les circonstances avaient donnés à Eusèbe, et qui venaient, le soir où nous les rencontrons chez le pope, lui communiquer d’importantes nouvelles.

Clician arrivait d’un voyage d’exploration à travers la Bulgarie, et avait examiné les positions de l’armée ottomane. Il avait remarqué, en avant de Choumla, à Rasgrad, une avant-garde de quatre mille hommes, commandés par un gentleman anglais qui débarquait des Indes tout exprès pour se faire pacha et qui ne savait dans quelle langue se faire comprendre de son état-major. Depuis Torlak jusqu’au camp de Mustapha, à deux heures de Routchouk, étaient campés douze ou quinze cents bachi-bozouks, bandits indisciplinés et n’obéissant à personne: depuis trois jours cependant il leur était venu un général, un Polonais, habile homme, disait-on, et qui avait fait de beaux vers dans son pays, mais qui se mourait d’une maladie de poitrine. La garnison de Kalafat, de l’autre côté du Danube, était complètement abandonnée à elle-même, sans que le généralissime songeât à communiquer avec elle. Il en était de même de Silistrie, qui restait privée de tout secours, pendant que les généraux turcs, montés sur les tours de Choumla, passaient leurs journées à regarder avec de grandes lunettes du côté de la ville assiégée. Aussi la garnison découragée était-elle disposée à capituler ; mais Hussein-Bey, qui commandait un régiment égyptien enfermé dans la place, avait déclaré qu’au besoin il la défendrait seul avec ses Arabes.

Clician fournit encore un grand nombre de renseignemens précis, et Eusèbe les consigna dans une note, afin d’en donner connaissance au général Kroulof, avec qui les conjurés étaient en correspondance. Kaun prit ensuite la parole, et rendit compte d’un message de la plus haute gravité qu’il avait reçu le soir même de Kroulof. Le général russe était maintenant à Daïa, à cinq heures du Danube. Répondant aux ouvertures qui lui avaient été faites par le pope et le consul, il consentait à tenter un coup de main pour s’emparer de Routchouk. Il demandait que l’on déterminât le jour où aurait lieu sa tentative, et que les conjurés fissent une diversion pour occuper les Turcs au