Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/824

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

épaules, habile à laver le linge et à préparer les fromages. Il avait eu d’elle sept enfans. Le pope était, en 1854, un homme grand, mince, voûté de taille, d’une physionomie rusée, avec des cheveux et une barbe grisonnans, de petits yeux verts et vifs, ordinairement baissés, un nez fin, une bouche pincée, des joues maigres, jaunes et profondément ridées. Il passait pour très savant, sachant parler le turc sans pourtant l’écrire, le grec, le bulgare, le valaque, possédant quelques notions de latin, et ayant dans sa jeunesse étudié la théologie au point de vouloir se rendre compte des différences qui séparaient la foi grecque de la foi romaine; mais surtout il détestait les Turcs, et de là venait sa popularité. Actif, mais patient, intrigant, étendant au loin ses relations, il savait créer des embarras aux pachas, saisir les occasions de leur faire commettre des fautes, et parvenait à faire entendre sa voix à Constantinople auprès du patriarche. Eusèbe menait d’ailleurs une vie fatigante. Il parcourait souvent la campagne, tant pour lever des tributs que pour s’occuper des affaires municipales des villages bulgares; à Routchouk, il faisait avec zèle le service de son église, et entrait au foyer de chaque famille. Plus encore toutefois que l’exercice de ces fonctions laborieuses, ses desseins politiques absorbaient son temps, plissaient son front et creusaient ses joues.

L’aînée des filles d’Eusèbe avait dix-sept ans. Elle s’appelait Kyriaki, étant née un dimanche[1]. C’était bien la plus jolie fille de pope qu’on pût voir, blonde, fraîche et enjouée. Aussi tout Routchouk la connaissait, et on ne l’appelait que Popovitza, ce qui veut dire la fille du pope. Svelte, élancée, elle était pleine de vigueur et de santé. Ses grands yeux d’un bleu foncé avaient le regard franc et fier. Son teint blanc défiait le hâle. Ses traits étaient fermes et purs sous le premier embonpoint de la jeunesse, ses mouvemens rapides et alertes. Kyriaki remplissait la maison du pope de son activité et de sa bonne humeur. Elle suffisait à tous les soins du ménage. Elle régentait la petite famille, envoyant les plus jeunes de ses frères et sœurs promener les bêtes de la basse-cour, faisant aller les autres à l’école, employant les aînés aux affaires de la maison, assignant à chacun sa tâche, ayant vite fait de distribuer à l’un une tartine, à l’autre un soufflet, à celui-ci une réprimande, à celui-là une plaisanterie. Kyriaki savait lire et écrire en grec, et son père, qui l’aimait tendrement, parlait quelquefois avec elle de choses sérieuses. Elle recevait les nombreux visiteurs du pope, s’informait de leurs affaires, les renvoyait avec de bons conseils ou de bonnes paroles, réglait les audiences. Elle mettait en magasin et inscrivait sur un

  1. Kyriaki veut dire dimanche en grec.