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rizon lointain; ses maisons blanches rient au soleil, ses toits lancent des étincelles. De grands troupeaux de buffles nagent lentement, entièrement cachés sous l’eau, ne montrant que leurs museaux noirs, et s’avancent doucement vers les îles, semblables eux-mêmes à des îles flottantes. Alors la falaise de Routchouk prend aussi une teinte riante : ses masures ont des tons dorés ; des lierres, des saules, des peupliers l’égaient de leur verdure. D’autres fois le grand fleuve s’irrite : poussé par le vent, il roule houleux, vert, mugissant; des nuages gris et bas écrasent Giurgevo, qui paraît plongée dans la nuit: la falaise de Routchouk est noire et montre toutes ses déchirures; le Danube en bat les fondemens et les ronge; les maisons disjointes, les arbres au feuillage sombre penchent vers la rive et semblent prêts à s’y abîmer. Le passage du fleuve est alors dangereux pour les barques, et l’on y a vu plus d’un naufrage.

Les maisons de Routchouk qui bordent le Danube appartiennent au quartier des chrétiens, habité par des Grecs et des Bulgares. Autrefois sans doute entre ces maisons et l’arête de la rive se trouvait un chemin praticable; mais à l’époque où commencent les événemens qui font le sujet de ce récit, c’est-à-dire au printemps de l’année 1854, ce chemin, sans cesse rétréci par des éboulemens, n’était plus, dans beaucoup d’endroits, accessible qu’à de hardis piétons; il fallait, pour franchir certaines crevasses, se retenir aux clôtures des jardins ou s’aider de quelque tronc d’arbre. Des maisons minées par le fleuve restaient inhabitées.

Parmi les habitations de ce quartier, la plus considérable était celle du pope Eusèbe. Un grand jardin clos de palissades la bornait du côté du Danube. La façade, qui regardait la ville, était précédée d’une grande cour. Le pope Eusèbe était un personnage des plus importans à Routchouk, craint des Turcs, également influent parmi les Grecs et parmi les Bulgares. Cette circonstance mérite d’être notée, car, bien qu’ils aient la même religion, les Grecs et les Bulgares, dans les villes où ils se trouvent mêlés, restent à peu près étrangers les uns aux autres. Ils ne se comprennent pas dans leurs idiomes propres, et n’ont d’autre langage commun qu’une sorte de patois turc très pauvre et tout à fait rudimentaire. Les Bulgares sont laboureurs, les Grecs sont marchands. Les premiers sont solides et massifs de corps comme d’esprit, les autres fins et déliés. Les gens de deux races se battent volontiers; dans ces rixes, les Bulgares triomphent à coups de poing, les Grecs à coups de langue. Le pope Eusèbe exerçait sur les uns comme sur les autres un grand pouvoir. D’origine grecque, il avait épousé autrefois une fille bulgare, se mettant ainsi au-dessus des préjugés de sa nation. Sa femme, morte jeune en laissant une grande réputation de beauté, avait été une forte créature, large des