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à ranger les gros bagages. En revanche, les femmes et les enfans se montraient en grand nombre ; les premières étaient presque toutes tête nue et portaient les cheveux enroulés derrière le cou dans un filet. Ce détail mériterait fort peu d’être remarqué ailleurs ; mais en Angleterre, où les femmes et les jeunes filles portent toujours un chapeau en plein air, il était évident que ces nouvelles venues se regardaient déjà comme chez elles sur le vaisseau. Il y en avait de toutes les îles de la Grande-Bretagne et de tous les âges. Une mère avec six enfans, dont les têtes s’échelonnaient les unes au-dessus des autres comme les tuyaux de la flûte de Pan, devait en arrivant rejoindre son mari, qui était mineur dans les nouveaux champs d’or d’Otago, et qui faisait, disait-elle, de belles trouvailles. Chacune racontait volontiers son histoire en peu de mots. Une fille irlandaise, qui avait eu le malheur de se laisser séduire et qui tenait un enfant sur ses genoux, allait sans doute lui chercher un père dans la Nouvelle-Zélande. Une autre était mariée depuis quelques jours à un Irlandais beaucoup plus vieux qu’elle, et lui passait sans façon les bras autour du cou, tandis que sa sœur, mal vêtue, négligée, les mains et la figure noires, riait à tout moment et à propos de tout avec des dents très blanches. Comme je lui disais qu’elle trouverait sans doute un mari là-bas : « Je l’espère bien, reprit-elle ; c’est pour cela que j’y vais. » Elles appartenaient toutes deux à une famille de pauvres fermiers dont la récolte avait été détruite par la nielle. Un jeune couple attirait surtout l’attention des passagers eux-mêmes : c’était un Écossais et une Écossaise qui étaient mariés de la veille ; cette dernière s’était sauvée de chez ses parens et n’apportait pour tout bagage sur le vaisseau que ses vêtemens de noces. L’Ecosse était encore représentée par un vieux berger à cheveux blancs et par sa femme, qui se donnait quarante-neuf ans, mais qui en paraissait hardiment soixante. « J’ai passé, ajoutait-elle, par tant d’épreuves ! (I have been through so many things !) » Quoiqu’on fût en octobre, la plupart des jeunes filles portaient des robes claires et décolletées : on eût dit qu’elles se croyaient déjà dans les pays chauds. Il y avait dans leur toilette un mélange de coquetterie et d’indigence qui serrait le cœur ; leurs légères chaussures étaient plus ou moins percées, et l’on voyait la misère à travers les trous du châle dans lequel certaines d’entre elles se drapaient orgueilleusement. Du reste pas une larme, pas un murmure, pas une plainte : tous ces émigrans affectaient au contraire au moment du départ un air calme et ironique. Il y avait peut-être de la tristesse sous cette indifférence ; mais chacun avait une manière de cacher ses regrets ou ses inquiétudes. Le caractère des différentes provinces du royaume-uni se reflétait aussi sur la