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rait à aucune des flatteries qui ont de tout temps assiégé la toute-puissance. Qu’est-ce donc lorsqu’il s’agit d’affaires, et de grosses affaires? Nous voulons bien croire avec M. Sardou que notre temps se distingue par un mépris de l’argent dont nos pères, moins généreux, ne nous ont point donné l’exemple; mais après tout le droit et la faveur d’être joué sur un théâtre, la rigueur ou la clémence de la censure, le bon ou le mauvais vouloir d’un directeur qu’un seul mot a institué et qu’un seul mot peut briser, représentent, en ce temps d’industrie dramatique, des intérêts pécuniaires considérables. Telle pièce qui arrive après de longs efforts au feu de la rampe n’est rien moins qu’une affaire de soixante à quatre-vingt mille francs qui commence, et que, la veille encore, on peut empêcher d’aboutir. Une concession de terres en Algérie a moins d’importance et est moins recherchée. Ce serait donc une entreprise bien téméraire chez un auteur dramatique que de vouloir faire fortune au théâtre (où il s’agit, hélas! de plus en plus de faire fortune), sans se soucier aucunement des moyens de plaire; ce serait, à vrai dire, mi dessein aussi hasardeux que celui d’arriver à la chambre contre le gré de l’administration, et cette situation, si regrettable au point de vue de l’art, tient, comme nous l’avons dit, bien plus à l’état des choses qu’à la volonté des hommes. Cette situation produit pourtant toutes ses conséquences : encore un peu de temps, et nous verrons Polichinelle lui-même cesser sa guerre éternelle contre le commissaire, briser son bâton séditieux et se jeter aux pieds du magistrat de bois en vantant le principe d’autorité.

Mais l’envie de plaire est souvent fatale en littérature et peut détourner de sa vocation véritable celui qui s’y abandonne. M. Sardou par exemple, qui avait fait Nos Intimes, pouvait persévérer avec profit pour lui dans ce genre inoffensif, et, grâce à certaines hardiesses qui ne sont pas toujours sans charme, il pouvait, sans qu’on y trouvât le moins du monde à redire, prendre une place avantageuse parmi les amuseurs de ce temps-ci. Les Ganaches, qui sont si fort au-dessous des Intimes, n’étaient nullement indispensables à sa carrière, et il a fait un trop grand sacrifice en s’imposant, ne fût-ce qu’une fois en sa vie, une production de ce genre. Non-seulement l’envie de plaire a gâté l’inspiration générale de sa pièce, mais il est bien difficile de ne pas attribuer à l’envie de plaire les passages qui la déparent le plus. Quand l’ingénieur s’écrie : « J’élargis nos rues au risque d’éventrer la façade de vos hôtels; ils sont vides, la foule est dans la rue, faites-lui place,... » et tout ce qui s’ensuit, il n’a certes pas envie de déplaire, et peut-être en effet ne déplaît-il point; mais j’ose dire que c’est alors qu’au point de vue dramatique et littéraire il est réellement le plus déplaisant du monde. Il ralentit en effet l’action, si action il y a, et il déclame d’une manière insup-