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— Tu viendras, n’est-ce pas? Peut-être en effet aurai-je besoin de te voir.

Un mois ne s’était pas écoulé qu’Aubry se rendait à cette double invitation. A la fin d’une belle journée d’été, le colonel Pierre était assis entre sa femme et son ami sur la terrasse d’un château tout entouré de grands bois que le soleil éclairait de ses derniers rayons. Déjà descendaient du ciel les ombres sereines et majestueuses de la nuit. Un long silence avait succédé à un entretien cordial; le colonel le rompit tout à coup. — Cher ami, dit-il en se tournant vers Aubry, je te dois une explication au sujet des adieux assez singuliers que je t’ai faits. Tu en auras été inquiet...

— Je l’ai été en effet.

— Je l’étais aussi. Quand je suis parti, je ne me sentais pas sûr de moi. Depuis un an, j’avais passé par des états si divers! Je me les rappelais, et c’était précisément là le motif de mes craintes. Après avoir, au profit de mon ambition et selon la théorie que je t’exposais autrefois, fait de mon corps un véritable étranger pour mon âme, un jour est venu, tu le sais, où j’ai cruellement souffert. Ce jour-là, j’avais compris que l’amour dépasse de bien loin l’ambition, mais mon pauvre corps avait à cette époque si bien désappris de vivre que la vie, qui lui était rendue, le tuait. Une gracieuse influence m’a sauvé alors. Mon âme était trop orgueilleuse : elle l’a frappée; elle l’a fait rentrer par le doute, par le chagrin, par la défiance d’elle-même, dans les conditions ordinaires de l’existence humaine, et de ce moment le corps qu’elle bouleversait auparavant, en exigeant qu’il partageât sans y avoir été préparé ses élans trop vifs, ses joies trop grandes, lui est venu en aide comme un serviteur fidèle dans ses douleurs et dans ses combats. Je n’étais pas guéri cependant. Après avoir pu supporter mon bonheur, j’avais besoin de m’habituer à ce bonheur même. Quand je suis arrivé ici, j’ai eu plusieurs jours d’abattement et de fièvre. La même influence qui m’avait sauvé déjà est encore venue me secourir : elle m’a fait marcher pas à pas et avec confiance dans ma vie nouvelle. Aujourd’hui le passé n’est plus pour moi qu’un mauvais rêve. J’avais tenté une lutte impossible contre les lois divines, je ne la recommencerai pas.

— De sorte que tu appartiens désormais à ta femme et à tes amis corps et âme?

— Oui, corps et âme, reprit le colonel, car bien fou et bien coupable est celui qui veut les séparer.


HENRI RIVIERE.