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que Mme de Sabran était heureuse du courroux et de l’indignation du colonel.

— J’ai été aveugle? répétait celui-ci; j’ai été ingrat?

— Oui, reprit la comtesse en s’animant, et pour que je me justifie, puisque c’est à moi de le faire, ne suffit-il point de remonter à un mois de distance, de nous voir tels que nous étions alors, et de nous voir tels que nous sommes aujourd’hui? Alors j’étais radieuse de jeunesse et de beauté, vous le disiez du moins; vous, vous étiez faible et chancelant : aujourd’hui je suis pâle et sans force, tandis que vous êtes debout devant moi, la colère sur le visage, le sarcasme à la bouche, et peut-être sans émotion dans le cœur. Nous avons changé de rôle, et ma justification est tout entière dans cette différence du présent au passé. Non, je ne m’en défends plus : je me suis éloignée de vous, c’est vrai, parce qu’on m’a dit, parce que j’ai vu que votre amour pour moi vous faisait souffrir. J’ai cessé de vous voir, j’ai feint de ne plus vous connaître, c’est encore vrai ; mais c’est à dessein que je vous ai mis aux prises avec l’isolement et le doute. En me souvenant que toute votre vie s’était passée à lutter, j’ai pensé que vous retrouveriez dans vos efforts de chaque jour, pour la lente conquête de cet amour qui semblait vous fuir, la volonté et l’énergie que vous perdiez dans le bonheur. J’ai cru que vous reprendriez de cette façon possession de vous-même, et je ne me suis pas trompée, puisque vous êtes sorti vainqueur de ces épreuves. Moi, je m’y suis brisée. J’ai eu le courage de vouloir que vous m’aimiez moins. Hélas! je n’ai que trop réussi.

La comtesse retomba épuisée sur les coussins; une de ses mains pendait le long du canapé, Pierre la saisit et la couvrit de baisers. — Oh! s’écria-t-il, je comprends tout maintenant... Oui, j’étais insensé. J’avais rêvé pour l’homme un état impossible, où l’âme grandirait et se fortifierait dans une région inaccessible à toute émotion, échapperait en quelque sorte à toutes les influences de la vie... Non-seulement je m’égarais, mais je ne songeais point que, pour atteindre un tel but, mon âme devait infailliblement et par degrés se tremper d’insensibilité et d’égoïsme, et je vous ai infligé toutes les souffrances de mon orgueil blessé, de mes espoirs évanouis. Me promettez-vous d’oublier ce triste rêve? Me pardonnerez-vous le mal que je vous ai fait?

— Il y a huit jours que je vous ai pardonné, dit tendrement la comtesse, quand j’ai su que vous étiez parti du bal en même temps que moi, et que vous aviez passé la nuit sous mes fenêtres, inquiet et repentant.

— Et qui vous l’a dit?

— Le commandant Aubry. Il a été plus clairvoyant que vous. Il