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nomènes qu’il décrivait s’accomplissaient en elle. Elle subissait la contagion de ces sensations extraordinaires qu’évoquait l’ardente parole du colonel.

— Hélas ! continua Pierre, de quel prix j’ai payé cette prétendue victoire de l’âme ! Je lui ai sacrifié à mon insu tout mon bonheur, toutes mes jouissances à venir. Je me suis si longtemps sevré d’émotions, que les plus douces me brisent aujourd’hui. Tenez, je suis devant vous plus faible qu’un enfant. Mon cœur bat à se rompre. Je ressemble au prisonnier qui, dans un cachot où l’air et la lumière lui manquent, conserve indéfiniment un souffle de vie, et dont les dernières forces s’anéantissent, si on le rend subitement à la liberté et au soleil ; mais il m’importerait peu de mourir, si vous m’aimiez, et je n’échangerais point mes plus cruelles souffrances contre cette impassibilité dont j’étais trop fier, fût-elle l’apanage du génie.

— Colonel, dit lentement la comtesse, envoyez-moi votre meilleur ami, le commandant Aubry. Nous tâcherons de vous rendre la santé et l’espérance.

Quand la comtesse fut seule, elle tomba dans une profonde rêverie. Elle songea au premier regard qu’elle avait échangé avec le colonel, puis elle se vit emportée par lui au milieu des flammes et sauvée comme par miracle. Elle se rappela en rougissant le cri de reconnaissance qu’elle lui avait jeté, l’abandon avec lequel elle s’était presque livrée à lui. L’avait-elle donc aimé tout de suite ? Etait-il possible que l’amour fût un coup de foudre et naquît ainsi, dans des circonstances exceptionnelles, de la complète communication des âmes ? Mais ce qui s’était passé depuis la préoccupait surtout. De quel mal indéfinissable était atteint le colonel ? Était-ce l’amour qui le tuait, ainsi qu’il l’avait dit ? Ce n’était pas croyable de la part d’un homme jusque-là si intelligent et si fort. Il avait exagéré dans sa douleur le récit de ses tentatives bizarres. Ces tentatives n’étaient-elles pas d’un fou ? Elle frissonna. Cependant, si tout était vrai, comment le guérir ? Était-ce en partageant sa vie ? était-ce en s’éloignant de lui ? Le doute cruel, le regret, l’espérance, se peignaient tour à tour sur le beau visage de la comtesse, l’éclairaient ou l’assombrissaient. Elle paraissait lutter contre quelque décision héroïque qu’elle regardait comme nécessaire, et qui lui déchirait le cœur. Elle attendait Aubry avec une impatience extrême. Aubry était le compagnon du colonel ; depuis des années, il ne l’avait pas quitté. Elle saurait par lui tout ce qu’il lui importait de savoir.

Il arriva enfin. Elle le reçut avec un empressement craintif. — Croyez-vous que le colonel soit sérieusement malade ? lui dit-elle.

— J’en ai peur, répondit Aubry.

— Commandant, reprit-elle en souriant avec le courage de la