Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/709

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en le frappant dans son bonheur? Quelques minutes plus tard, il croyait juger froidement sa situation. Il se disait que les femmes se laissent vite fasciner par le dévouement, qu’au milieu des flammes il avait pu paraître beau à la comtesse, mais que le lendemain elle aurait conscience de sa folie et ne saurait aimer un cadavre animé. Ces deux mots ne semblaient point à Pierre une exagération. C’était du feu qui courait dans ses veines; mais il ne gouvernait plus la vie qui bouillonnait en lui : elle secouait avec une violence inouïe ce corps si longtemps endormi, tendait ses nerfs à les rompre ou les jetait dans une prostration complète. Au matin, il s’étendit épuisé sur son fit et y demeura de longues heures presque privé de sentiment.

En revenant à lui, il décida qu’il ne reverrait pas la comtesse. Il l’aimait si ardemment qu’il ne pouvait supporter l’idée d’être repoussé par elle. Il irait solliciter de l’empereur la faveur d’être envoyé en Espagne, s’y ferait tuer ou trouverait dans l’émotion des combats, dans les perspectives d’une ambition grandiose l’oubli de la terrible passion qui s’était emparée de lui; mais il était si faible qu’il ne put exécuter son projet. La fièvre le terrassa, et pendant trois jours le cloua sur sa couche, où des songes tour à tour effrayans ou merveilleux le visitèrent. Tout était bouleversé en lui. Dans ses intervalles lucides, l’isolement qu’il cherchait autrefois lui faisait peur. Il envoya prier le commandant Aubry de venir le voir, et conta à son ami tout ce qu’il éprouvait. — Pourquoi la comtesse ne t’aimerait-elle pas? lui dit Aubry. Tu es brave et tu as la beauté de la passion.

Un billet que Pierre reçut de Mme de Sabran vainquit ses dernières hésitations. Ce billet ne contenait que ces mots : « Colonel, pourquoi ne venez-vous pas me voir? »

Il alla chez la comtesse. En entrant dans un salon d’été rempli de belles fleurs, il la trouva vêtue d’une simple robe blanche : elle n’était coiffée que de ses beaux cheveux noirs; mais elle avait la magie de la jeunesse et de l’amour, et Pierre resta ébloui sur le seuil. Elle vint à lui, demandant pourquoi il avait autant tardé. Le colonel répondit qu’il avait été malade et qu’il était encore un peu souffrant. Ils s’assirent et se mirent à causer. Tout d’abord ils hésitèrent. Certes s’aimer d’une façon soudaine, ainsi qu’ils l’avaient fait, c’est avoir le pressentiment que l’on se comprendra bientôt par l’intelligence et par la pensée, comme on s’est compris par le cœur. Ne peut-on toutefois comparer de semblables amans à des voyageurs transportés tout à coup par un pouvoir féerique dans un lieu de délices où tout les charme et les étonne, la sérénité du ciel, la splendeur de la nature, mais dont ils ne connaissent, pour s’y diriger, ni