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ses désirs, de ses craintes, de son impuissance, il en vint à souhaiter un de ces tragiques événemens qui abaissent pour la passion toutes les barrières et placent d’un seul coup les amans en face l’un de l’autre.

Ce souhait était une folie, et Pierre ne savait encore à quoi se résoudre lorsqu’il se fit dans le bal un mouvement extraordinaire. L’effroi se peignit sur tous les visages, et ce mot sinistre : « le feu ! le feu ! » s’échappa de toutes les bouches. Le feu venait en effet de se déclarer à l’hôtel de l’ambassadeur. Bientôt de sourds craquemens se firent entendre. Les flammes, brisant les châssis des fenêtres, pénétrèrent dans les salons, s’enroulèrent aux tentures, ou, glissant sur le parquet, s’attachèrent aux robes des femmes. Il y eut une explosion de cris de douleur et de désespoir. Chacun, au milieu d’un inexprimable désordre, ne pensa plus qu’à se sauver. La foule en délire, aveuglée par la fumée, se précipitait aux portes, devenues trop étroites, et s’y étouffait. Pierre n’avait point quitté la comtesse des yeux. Il la vit emportée dans un tourbillon et foulée contre la muraille. Avec une force surhumaine, avec d’incroyables efforts, il se fraya un chemin jusqu’à elle, la saisit, l’enleva dans ses bras, et, retournant sur ses pas, l’écarta du torrent de la foule. Puis sa présence d’esprit lui vint en aide, et lui indiqua que la voie la moins périlleuse à tenter était de traverser ce rideau même de flammes devant lequel on fuyait. Il enveloppa la comtesse d’un manteau de bal, la serra étroitement contre lui, et par une des fenêtres ouvertes s’élança dans le jardin. Au bout de quelques secondes, il avait dépassé les limites de l’incendie, et déposait la comtesse sur un banc de gazon.

— Ah! lui dit-elle avec effusion, c’est vous qui m’avez sauvée!

Le colonel balbutia quelques mots. Dans le premier instant, il s’était agenouillé auprès d’elle, lui avait pris les mains et s’assurait qu’elle n’était pas blessée. Elle le regardait ainsi à ses pieds avec une ivresse qu’elle ne cherchait pas à dissimuler. Pierre, tout ému, palpitait sous son regard. Cependant elle se leva et le pria de la reconduire chez elle. Au moment de le quitter, elle lui serra la main en lui disant : — Nous nous reverrons, n’est-ce pas?

Pierre ne dormit pas de la nuit. Il était en proie à une exaltation extrême. Il se demandait ce qu’il y avait en lui qui eût pu séduire une pareille femme, et si tout ce qui s’était passé n’était point un rêve. Il consultait avec anxiété son miroir et y constatait avec stupeur la pâleur et l’amaigrissement de ses traits. Il était impossible qu’il eût fait une pareille conquête. Devenu superstitieux, il allait jusqu’à voir un présage funeste dans cette catastrophe soudaine qu’il avait désirée. Dieu ne le punirait-il pas de ses souhaits impies