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jamais rencontré chez aucune femme des yeux d’une expression si voilée et si intime. Il crut retrouver son propre regard dans celui de l’inconnue, car il s’y révélait cette rêverie extatique, ce détachement des préoccupations terrestres qui étaient habituels chez lui. Cependant les yeux de la jeune femme, qui, en s’attachant aux siens, n’avaient peint d’abord qu’une attention réfléchie, s’animèrent par degrés de flammes limpides et caressantes. Pierre fut inondé de leurs effluves, et son corps, insensible depuis si longtemps, frissonna de plaisir et de trouble.

Mais le charme allait se rompre. Un jeune homme s’avança vers l’inconnue et l’invita à danser. Alors elle cessa de regarder Pierre, se fit répéter la demande qu’on lui adressait, et accepta. En se levant, elle dirigea sur Pierre un dernier coup d’œil, mais cette fois avec étonnement et curiosité. — Ah ! je t’y prends, dit Aubry au colonel. Comment la trouves-tu?

— Tu la connais ?

— Oui; c’est la comtesse de Sabran, une jeune veuve de vingt-cinq ans. Son mari était général et s’est fait tuer en Pologne, il y a trois ans.

— Comment se fait-il que je ne l’aie point encore vue?

— Parce que tu n’es pas allé dans le monde depuis quelque temps. Elle n’est elle-même revenue à Paris que tout récemment. Depuis la mort de son mari, elle vivait très retirée à la campagne. Autrefois on la citait à la cour pour sa beauté et son esprit. Aujourd’hui elle est très recherchée, car elle est fort riche, mais elle n’écoute aucun de ses adorateurs. C’est une femme étrange, qui parfois ne semble pas se douter qu’elle est de ce monde. Elle te conviendrait, car elle a des distractions de tout point semblables aux tiennes.

Cette courte conversation causa une grande perplexité au colonel. Que s’était-il passé entre cette femme et lui, que sa pensée ne pût s’éloigner d’elle? Ils n’avaient échangé qu’un seul regard, mais ce regard l’avait mis hors de lui-même. Y avait-il donc entre leurs âmes quelque affinité secrète, et fallait-il prendre au sérieux les paroles qu’Aubry avait dites en plaisantant? Cependant Pierre ne pouvait prétendre à la comtesse de Sabran ; elle était trop noble, trop riche et trop belle pour lui. Pour la première fois il fit un retour sur lui-même, il se compara aux jeunes gens qui se pressaient autour de la femme qu’il aimait : il se vit dénué de toutes les grâces de la jeunesse, et maudit la dévorante ambition qui l’avait rendu vieux avant trente ans. Toutefois il suivait la jeune femme au milieu des groupes de danseurs et ne se lassait point de l’admirer. Il songea à se faire présenter à elle; mais une invincible timidité le retint, il n’aurait trouvé aucune parole à lui dire. Alors, en face de