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LE
COLONEL PIERRE

Un matin du mois de mai 1808, après cinq heures de promenade militaire, le lieutenant Pierre, accompagné d’un de ses amis, rentra chez lui très fatigué. Il se laissa tomber dans un fauteuil près de la fenêtre, alluma sa pipe et se mit à fumer. — Chien de métier, fit-il, que cette vie de garnison!

— A qui le dis-tu ?

— Et quelle guenille que le corps! continua-t-il en fouettant avec une badine son pantalon couvert de poussière. C’est pourtant cet amas de muscles et de nerfs qui reçoit son impulsion du cerveau, comme le cerveau reçoit la sienne de l’âme, car il est absurde de croire, ainsi que le prétend le docteur, que l’âme soit le cerveau. As-tu remarqué que tous nos chirurgiens sont des matérialistes?

— Ma foi, non.

— Tu ne remarques rien. Eh bien! il y a une heure à peine, le docteur soutenait que l’âme n’est autre chose que le cerveau lui-même, à propos de ce pauvre Jean, parce qu’il a reçu un coup de bâton sur la tête et qu’il en est devenu idiot. Belle malice! l’instrument dont l’âme se servait a été annulé, voilà tout. Heureuse âme! elle est maintenant délivrée du corps, de ce triste compagnon de chaîne, à tous les besoins duquel il lui fallait pourvoir, dont elle avait à subir les exigences et les caprices, à satisfaire les appétits vulgaires et grossiers. Quel bon temps elle doit se donner!

— Tu as des idées étranges !

— Peut-être; mais je suis persuadé que, même sans recevoir un coup de bâton sur le crâne et par la simple volonté, on peut obtenir cette séparation de l’âme et du corps.

— Et comment cela?