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les vaincus. Quelles espérances ne mettait-on pas dans la libre Angleterre, dans la grande et glorieuse république américaine du nord! Quant à la France, après avoir vu les soldats de l’Europe camper sur ses places, on voyait chez elle « renaître avec magnificence le travail, les lettres, les arts, la liberté, la justice et l’honneur. » Il s’est écoulé tout près d’un demi-siècle : qu’est-il resté de ces espérances qui enflammaient une génération? La plupart ne se sont pas réalisées ou ont été trompées, et après quarante ans l’Europe en est venue à cette situation où il y a partout le doute et l’inconnu, et que le père Gratry décrit en traits saisissans. « Quand donc l’Europe a-t-elle eu sous les armes quatre millions de soldats? dit-il. L’Europe entière se couvre de citadelles et se barde de fer. On invente tous les jours, avec la précipitation et l’inspiration de la fièvre, de nouvelles formes de destruction. On multiplie les flottes, on cuirasse les vaisseaux, on fait des citadelles flottantes. L’Angleterre, pour la première fois dans son histoire, va se ceindre de forteresses. C’est le XIXe siècle que l’Angleterre attendait pour cela! L’Allemagne savante, la Suisse paisible et neutre s’exercent au maniement des armes... Quant à la France, elle a depuis dix ans doublé son impôt de guerre, comme l’Angleterre depuis dix ans double le sien. La France emprunte des milliards pour la guerre, et l’Angleterre en fait autant. L’Autriche emprunte, la Russie emprunte, le Piémont emprunte. Tous, sans excepter les plus petits, tous empruntent, et toujours pour la guerre. Le Turc aussi veut emprunter en présence d’une partie de ses troupes sans solde depuis trois ans. Et ce qui est plus affreux encore que tous ces préparatifs matériels, c’est qu’en ce moment même de tous côtés la colère gronde, les esprits se divisent avec rage. »

Quel est donc le moyen de détourner ce conflit gigantesque? Il n’y en a qu’un, c’est la justice, c’est la reconnaissance du droit des nations, le respect de l’indépendance des peuples et de la patrie, qui est leur bien. « La justice rendue aux nations, voilà la ressource. Une nuit du 4 août pour les nations dans un congrès européen, voilà ce qui peut tout sauver et nous donner la paix! » Quoi donc ! nous, écrivains et laïques, simples volontaires de ces causes nationales et libérales, nous pensions peut-être quelquefois être seuls à soutenir de telles idées, et voici un prêtre d’un cœur profondément religieux, qui dans un langage plein d’émotion et de feu combat pour les mêmes opinions, qui trouve à la source de l’Évangile l’aliment et la sanction de sa foi à la liberté et aux droits des peuples, c’est-à-dire à la justice! L’amour de la justice est en effet le tourment de cet esprit sincère, qui s’afflige ou s’exalte avec la même passion, qui lui aussi a son idéal de politique sacrée. Et non--