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vienne à manquer de certains droits, on ne souffrira pas trop de voir ceux des autres diminués dans la même proportion, et on préférera l’égalité dans le silence. Ce qui manque le plus en un mot, c’est le respect de la liberté d’autrui, le sentiment de cette condition supérieure des sociétés modernes qui est la lutte avec ses vivacités, ses émotions, ses périls, si l’on veut, comme aussi avec sa noblesse et ses chocs éclatans d’où jaillit la vérité. Certes ce n’est point la passion qui manque au père Gratry; il a toutes les ardeurs de l’esprit, toutes les hardiesses du polémiste. Partout où lui apparaît un danger pour l’âme contemporaine, il s’y précipite de l’élan d’un cœur plein du désir du bien. L’erreur, le sophisme, les faiblesses du siècle, il les combat avec toutes les armes de la foi et de la raison; mais en même temps il a ce que j’appellerai le respect de la liberté, des droits, de la sincérité des autres. Prêtre défendant sa croyance, il ne se sent pas obligé de poursuivre d’implacables et injurieux anathèmes ceux qui doutent, ceux qui cherchent la vérité dans d’autres voies, et ceux-là surtout qui, sans être catholiques, n’ont pas cessé d’être chrétiens.

« Prenez garde, me disait un saint prêtre, — ainsi parle le père Gratry, — prenez garde avec les chrétiens séparés, ne leur ôtez pas la bonne foi... » Et en effet je ne sais si l’auteur de la Paix ne s’entendrait pas mieux avec des esprits comme Channing qu’avec certains catholiques. Le père Gratry a, si l’on peut ainsi s’exprimer, les colères de la douceur, et nul peut-être ne fait mieux comprendre que dans les choses morales et intellectuelles, comme en tout, la haine n’est pas toujours le contraire de l’amour. Il a surtout le sentiment de la vertu et du prix de la lutte, — la lutte pour faire triompher la vérité et la lutte encore après la victoire. — Eh quoi ! lui diront les sectateurs de la liberté du bien, les catholiques de « la religion vaine et littérale, » le jour où le règne du catholicisme serait rétabli dans la société, faudrait-il donc, par une naïveté étrange, laisser encore pulluler le doute, la négation, l’hérésie et les ténèbres? faudrait-il laisser le monde se déchirer de nouveau par la liberté de conscience? — Hommes de peu de foi, leur répondra le père Gratry, que voulez-vous? Voulez-vous invoquer encore toutes les ressources de la répression, depuis l’exil jusqu’au bûcher, pour étouffer la liberté de la conscience humaine? Voulez-vous demander à ce peuple reconquis à la foi de se maintenir pour toujours dans la vraie religion par la loi et la force du glaive ? « C’est ce qu’ont essayé les hommes, et cet essai a été la cause principale de la ruine de l’église et de la décadence évangélique. Pourquoi? Parce que si la vérité sans la charité n’est pas Dieu, mais une idole, comme on l’a si bien dit, il est vrai au même titre que la vérité sans la liberté