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le rêve qu’il raconte, et c’est de là qu’il est sorti avec cette âme Où semblent passer des souvenirs, avec cette foi qui semble le prix d’une lutte. Une certaine tristesse intérieure et une croyance aussi ferme qu’ardente, c’est là en effet le caractère du père Gratry, et on ne peut s’empêcher d’être ému de cette certitude, de cette conviction qu’il exprime ainsi : « J’ai toujours sous mes yeux, dans mon lieu de travail, et plus encore dans ma pensée, l’image du globe, et j’essaie de soulever ce globe par l’intensité de ma foi. Je pense que je le soulève en effet, lui tout entier et non pas seulement les montagnes... » Et ailleurs : « S’il y avait aujourd’hui dans le monde douze hommes voyant clairement, voulant absolument ce que Dieu veut, ce qu’il veut aujourd’hui, et si ces hommes, avec une foi pleine, sans hésiter, prêchaient et poursuivaient ce but jusqu’à la mort, ces hommes seraient les ouvriers de ce qu’il faut nommer l’ère nouvelle. Ils transporteraient les montagnes qui arrêtent le passage de ce siècle vers un siècle meilleur. » Or ce que Dieu veut, ce que le père Gratry désire de toute l’ardeur de sa foi, c’est la justice et la liberté parmi les hommes et parmi les peuples, dans l’existence intérieure des sociétés comme dans les rapports entre les nations.

C’est là précisément ce qui charme dans cette nature à la fois expansive et recueillie, un amour ardent de la liberté et de la justice, de la liberté pour tous, de la justice pour tous, et au fond, à travers la diversité des communions religieuses, n’est-ce point là le trait le plus essentiel de toute âme véritablement libérale? Si vous voulez en effet apprécier ce qu’une âme a de vrai libéralisme, quel que soit le symbole de sa foi, il ne faut pas la voir seulement dans la revendication de ses propres droits, dans sa haine de l’oppression qui pèse sur elle, dans la plainte qu’elle exhale contre l’iniquité dont elle souffre : observez surtout et avant tout la mesure du respect qu’elle garde pour la liberté d’autrui. C’est là l’épreuve décisive. Malheureusement le monde est plein d’esprits qui se croient libéraux, qui veulent l’être, et qui ne le sont qu’à la surface, qui n’ont qu’un libéralisme partiel, incomplet, tout de circonstance. Ils veulent la liberté pour eux-mêmes, et ils s’irritent de celle que prennent les autres; ils sont tout près d’y voir une sédition. Libéraux quand ils sont vaincus, despotes quand ils ont la puissance, ils changent de langage en même temps que de rôle. Le révolutionnaire refusera la liberté à l’église partout où l’église le gênera, et des catholiques à leur tour imagineront cet euphémisme étrange de la liberté du bien, — comme si l’idée de la liberté se scindait, comme si tous les despotismes ne prétendaient pas également avoir le monopole du bien et punir le mal dans toute contradiction! Qu’on