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des classes peu aisées. Les machines, tout en dispensant de plus en plus l’homme de coopérer par sa force musculaire à la production, exigent son attention soutenue et lui imposent l’obligation de savoir quelque chose, car il lui faut bien connaître l’appareil qu’il emploie. En un mot, le mode suivant lequel l’industrie est constituée de nos jours est un appel incessant a l’intelligence des populations ouvrières : raison décisive pour que celle-ci soit cultivée, quand bien même l’humanité et la politique n’imposeraient pas à l’état et à la société le devoir de veiller à l’avancement intellectuel de toutes les classes. Ce n’est pas qu’il n’existe encore une certaine école au gré de laquelle ce soit un danger et un mal de répandre l’instruction. On ne l’avoue pas, mais on le pense, et on agit dans le sens de sa pensée. Cette doctrine déplorable a pesé longtemps sur notre système d’instruction primaire, même depuis la révolution de 89, et nous n’en sommes pas complètement dégagés encore. Il n’est donc pas superflu de poser la question au grand jour, afin qu’elle soit discutée et résolue, et que la solution, qui ne peut être que favorable à la propagation des connaissances, soit enfin mise en pratique.

L’expérience est une autorité devant laquelle sont tenus de s’incliner même les adversaires les plus obstinés de l’instruction populaire, car ils se donnent pour les hommes pratiques par excellence. Or l’expérience a prononcé un arrêt qui semble souverain : beaucoup de nations se sont décidées depuis un demi-siècle à instruire plus qu’auparavant les classes pauvres sans exception ; elles ont même rendu obligatoire la fréquentation des écoles élémentaires, afin que les populations des campagnes et des villes cessassent de croupir dans l’ignorance, qu’elles sussent lire, écrire, compter et même dessiner, qu’elles y joignissent un certain ensemble de notions utiles dans les villages sur le jardinage et l’agriculture, dans les villes touchant les sciences mécaniques, physiques et chimiques. Ce système a porté les meilleurs fruits. C’est ainsi que la face de la Prusse a été changée et que les sables du Brandebourg se sont recouverts d’un peuple avancé et heureux ; c’est ainsi que la Suisse, au milieu de ses âpres montagnes et de ses glaciers, est parvenue à faire jouir ses habitans d’un degré de bien-être qu’on trouverait difficilement chez d’autres peuples installés sur de riches terroirs. C’est ainsi que l’Autriche, dont l’industrie était tant arriérée il y a trente ou quarante ans, s’est élevée au point d’exciter l’admiration dans les galeries du palais de Kensington. C’est ainsi que dans l’Amérique du Nord a surgi un ordre de choses dans lequel les classes qui vivent du travail de leurs mains sont en plein dans le courant des idées et des sentimens du XIXe siècle, et ont une part appréciable des biens matériels que sait produire l’industrieuse civilisation du temps