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çais ou l’Anglais choisit d’ordinaire le nom du souverain : il parle du siècle de saint Louis ou de Louis XIV, de celui d’Elisabeth ou des Georges. Pour exprimer la même pensée, l’Allemand, — signe caractéristique ! — prononce le nom d’un de ses grands écrivains; il dit : la période de Leibnitz ou de Kant, de Lessing ou de Schiller. En effet, ni Frédéric le Grand ou Marie-Thérèse, ni Joseph II ou Léopold, ne peuvent servir de dénominateurs pour l’Allemagne, prise dans son ensemble : seuls les maîtres de la pensée y sont les représentans de l’unité nationale, et c’est ainsi que la période dont nous avons à parler maintenant est généralement appelée l’époque du romantisme et de Hegel.

A la suite du grand ébranlement du monde produit par la révolution française et les guerres de l’empire, eut lieu une rencontre, une mêlée de différens peuples qui échangèrent entre eux une multitude d’idées, de vues et de sentimens, et comme au moyen âge, après un phénomène analogue, il en naquit un mouvement nouveau dans la sphère intellectuelle, qui, aujourd’hui comme alors, prit le nom de romantisme. Le romantisme en effet n’est, à proprement parler, que la fusion des élémens divers : mélange des genres au point de vue de la forme plastique; mélange des caractères au point de vue du génie individuel de chaque nation. A cet égard, le romantisme est juste l’opposé du principe classique, principe de pureté aussi bien dans les formes de l’art que dans la personnalité immanents de chaque peuple. Il est clair qu’une pareille fusion indique une tendance éminemment cosmopolite, et qu’elle favorise plutôt l’étude et la comparaison que la création spontanée. Or ces deux caractères éclatent d’une manière évidente dans l’école romantique de l’Allemagne. Absolument impuissante à produire des chefs-d’œuvre à elle propres, ne parvenant dans cette sphère qu’à propager un mélange de genres de plus en plus confus et de plus en plus contestable, cette école se montra en revanche d’une merveilleuse capacité pour reproduire les chefs-d’œuvre étrangers, pour goûter, comprendre et faire comprendre les beautés diverses de tous les âges et de toutes les nations; dépourvue elle-même d’originalité intrinsèque, elle eut un sens exquis pour toutes les originalités du monde possible. Ce don incomparable que M. Renan admire tant chez nos voisins du Rhin, — la faculté de se transporter en plein dans tout âge et dans toute nation de l’histoire, de faire corps avec le sujet le plus étranger, de se familiariser et de sympathiser avec le génie même le plus opposé, l’époque la plus reculée et le peuple le plus dissemblable, — il date précisément du mouvement romantique et a ses racines profondes dans la disposition de l’esprit national d’alors. Point n’est besoin d’expliquer, en effet, qu’une pareille aptitude de migration