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presque dans les mêmes termes. Shaftesbury signale toute la distance qui le sépare de Locke en disant que la croyance en Dieu se fonde sur une idée innée, comme les notions de l’ordre et du bien moral. Il identifie même toutes ces idées, et s’il en coûte de les appeler innate, il propose le mot inusité de connatural. Pour établir l’existence des principes universels, il ne craint pas d’en appeler au sens commun, comme après lui les Écossais, et de constater dans l’âme l’existence d’un sens moral, avant que Hutcheson eût écrit ce mot[1]. C’est en dire assez pour montrer que Shaftesbury, quoiqu’à la forme irrégulière de ses écrits il puisse paraître un simple amateur de philosophie, avait cependant atteint jusqu’aux principes de cette pure et saine doctrine qui défie le scepticisme et réconcilie la nature avec la science. Dans un chapitre de ses Miscellanées, il est amené à faire son apologie, et cette fois exposant sa philosophie en forme, il la rattache déductivement à Descartes, et plus net que Cudworth, moins mystique que More, il semble devancer Reid dans l’établissement d’un rationalisme fondé sur l’observation, qui ne laisse aucun accès au doute, à l’hypothèse, à l’autorité, à la tradition, à tout ce qui trouble, égare, opprime ou supplante la raison. Dans une histoire de la philosophie, on pourrait prouver en termes exprès que pour les choses essentielles sa doctrine est une première esquisse, mais déjà très réfléchie et très arrêtée, de la philosophie écossaise. S’il avait moins puérilement craint les apparences de la pédanterie, il passerait pour un philosophe aussi sérieux qu’aucun autre ; chez lui,

C’est le fonds qui manque le moins.

Nous ne serons donc plus si fort étonné de la haute estime que Leibnitz lui témoigne. Il semble l’approuver en tout ou du moins ne lui contester rien d’essentiel. Seulement il voudrait bien tempérer ses hardiesses. Il ne peut consentir sans scrupule à cette liberté d’agression et même de sarcasme que Shaftesbury regarde comme une suite de la liberté de l’examen et de la réflexion. Pas plus que lui Leibnitz ne voudrait qu’on s’abstînt de scruter les dogmes, même le premier de tous, celui de l’existence de Dieu ; mais il s’inquiète pourtant de la critique illimitée des croyances qui contiennent des vérités utiles. L’emploi universel du ridicule l’effraie. Il le permet, mais il craint qu’on n’en abuse, et l’on dirait qu’il prévoit les moqueries de Voltaire. « Il faut quelquefois être formaliste, » dit-il. Comme tous les esprits indépendans, mais prudens et modérés,

  1. Lett. to a Student, I, VII, VIII. — Sensus comm., IV, s. I. — Inquiry, l. I, p. III, s. I, II et III. — Soliloq., p. II, s. I. — Rhapsod., p. III, s. II.