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de rendre absolue, celle du bonheur attaché à la vertu. Enfin l’idée première du livre, qui semblait être la distinction de la morale et de la religion, disparaît un peu dans le cours de la déduction, et je le remarque plus que je ne le reproche, car il ne faut pas abuser de cette distinction et rompre tout lien entre Dieu et le devoir. Il est très vrai que la certitude et la clarté des notions morales leur permettent de subsister en dehors de nos croyances religieuses, et que même les premières peuvent servir à contrôler les secondes, plus mêlées d’obscurité, plus soumises à l’empire de l’imagination. Dans cette mesure, Shaftesbury a pu s’élever au-dessus des théologies discordantes qui l’entouraient, et refaire sous la dictée de la raison et de la conscience la profession de foi du théiste ; mais il ne s’ensuit pas qu’au moins spéculativement la morale et la religion soient étrangères l’une à l’autre. Ce peuvent être deux lignes différentes, elles ne sont point parallèles, et, quelque écartées qu’on les suppose l’une de l’autre, elles ont un sommet commun.

Ce n’est que dans la pratique de la vie qu’une telle divergence peut se manifester entre elles deux qu’il soit plus sûr de prendre son point d’appui hors de la religion telle qu’elle est enseignée et pratiquée. Quand celle-ci ne sert qu’à fournir des erreurs à nos passions, l’indépendance de Shaftesbury peut être sage et nécessaire. Les clergés et les sectes peuvent perdre quelquefois jusqu’à la vérité même. Nous ne saurions donc blâmer Shaftesbury, comme d’autres sages de son temps, d’avoir secoué le joug de ce qu’il appelle le formalisme des dévots. Nous ne sommes pas certain cependant qu’il ait soigneusement distingué l’essence de l’accessoire, et ses déclarations de soumission à la religion de son pays, ses désaveux d’aucune sympathie pour les libres penseurs qui l’attaquaient ne nous persuadent pas qu’il n’en fût pas un lui-même, différent d’eux seulement par une philosophie meilleure. Il a en commun avec le christianisme l’amour et le respect des choses divines, je le reconnais ; mais le christianisme lui-même échappe-t-il à la sévérité du jugement qu’il prononce sur les controverses contemporaines ? Je ne saurais le soutenir. Je crains que, devançant, peut-être par entraînement de polémique, l’artifice usité des disciples de Voltaire, il n’ait abusé de l’élasticité du mot de superstition pour couvrir d’un nuage, même à ses propres yeux, l’objet et la portée de ses traits. Sa pensée va plus loin qu’il ne l’avoue. En tout cas, et se fût-il payé lui-même des équivoques de son langage, sa doctrine a moins d’ambiguïté, et ce qu’elle affirme sert à mesurer tout ce qu’elle exclut. Sa conception fondamentale de l’ordre universel et de la domination du bien dans la nature est radicalement contraire aux principes du protestantisme de son temps, et je crois même de tous les temps. N’en déplaise à Leibnitz, tout optimisme est difficilement chrétien. En résumé, il est