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de nos whigs font mieux connaître leurs principes, tandis que ceux de l’autre parti se montrent dans sa conduite. Nonobstant l’alliance de certains torys et de quelques faux frères, les efforts du prétendant… ne peuvent aboutir qu’à nous faire voir le droit héréditaire monter sur l’échafaud, et la hache obéir aux ordres de la loi. »

Nous laissons Shaftesbury parler sa langue et se faire juger sur son propre témoignage. Ces énergiques sentimens étaient alors plus communs qu’on ne pense ; mais on n’en peut rencontrer la rude expression sans faire un rapprochement entre la France et l’Angleterre. Qu’aurait dit le plus indépendant grand seigneur de Versailles du langage de lord Shaftesbury ? L’aurait-il compris seulement ? Remarquons d’ailleurs qu’il se trompait en voulant rassurer ses amis de Hollande sur la solidité du pouvoir des whigs, car il écrivait le 22 mai 1710, et le ministère marchait à son dernier jour. Au mois d’août suivant, les whigs allaient tomber sous les coups dérobés de la douce, vertueuse et pieuse reine. Comme à beaucoup d’esprits supérieurs, il leur arriva malheur pour avoir trop dédaigné la médiocrité.

Les lettres de Shaftesbury sont en général fort agréables ; la délicatesse et la culture de son esprit s’y montrent à chaque ligne. Ses idées sont subtilement vraies, et il ne dit rien de commun : le goût de la vertu parfaite s’y cache trop peu, et à force d’y revenir souvent et de rappeler à ses amis tout ce qu’il leur a confié, tout ce qu’ils se sont dit à ce sujet, il fatigue un peu le lecteur de ses raffinemens de moraliste. Assurément ce n’est pas une âme commune ; il s’étudie lui-même à noble intention, il cherche sérieusement l’ordre et l’élévation dans les sentimens, et l’accord de la conduite avec les principes ; mais il joint au mérite la prétention, à la vérité l’affectation. On reconnaît un homme méditatif, studieux, qui, souffrant et isolé, a vécu dans une préoccupation toute personnelle, qui profite de ce qu’un philosophe doit chercher à se connaître pour ne penser qu’à lui, qui, par le tour de son humeur et de son esprit n’ayant pas toujours obtenu la bienveillance, récuse le jugement des autres sans y être insensible, et ne se passe pas sans effort de ce qu’il méprise, le crédit, la faveur, le succès, la puissance. Enfin l’homme et l’écrivain ont mille dons divers ; mais à l’homme et à l’écrivain manquent la force et le naturel.

Les mêmes défauts, avec plus d’art, de piquant et d’effet, se retrouvent dans ses écrits, dont sa situation nouvelle n’interrompit pas la publication. En rendant compte à Molesworth du mariage de leur ami, Cropley ajoutait qu’il se portait à merveille, et que de manière ou d’autre le public en aurait bientôt des marques. Il annonçait ainsi quelque nouvel ouvrage ; mais ce n’était pas le premier de