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II

Le moment est venu où, sur le sujet de la religion comme sur tous les autres, il nous serait facile de connaître plus à fond les sentimens de Shaftesbury. On a conservé quatorze lettres de lui où il se peint tout entier avec les délicatesses, les prétentions et les troubles d’une âme élevée, ombrageuse, souffrante, qui réunit des opinions décidées avec un caractère inquiet, et dont le juste amour-propre n’exclut pas la défiance de soi. Robert Molesworth, qui fut plus tard le pair de ce nom, s’était trouvé avec lui à la chambre des communes, et là tous deux s’étaient étroitement liés, grâce à une parfaite communauté d’opinion. Tous deux étaient de ces whigs persistans, exigeans, qui passaient difficilement à leurs amis dans le pouvoir l’oubli, l’atténuation ou l’ajournement des principes rigoureux de la révolution. Cependant le retour des chefs de leur parti à la tête des affaires, la formation du ministère de ceux qu’on a nommés les lords de la junte, leur donnaient bonne espérance. Shaftesbury, un peu absolu comme tous les spéculatifs, se montrait fort disposé à se rapprocher d’un ministère dont le seul tort était d’être composé exclusivement d’hommes de la même nuance d’opinion, et il exprime à Molesworth ses regrets de n’avoir pu voir autant qu’il l’aurait voulu le grand-trésorier Godolphin, ni même rendre ses devoirs à la reine ; mais il est astreint à une vie de régime, sa poitrine ne peut supporter la fumée de Londres ; il a besoin de monter à cheval à l’air libre de la campagne, et il s’est retiré dans sa maison de Chelsea[1], puis à Beechworth dans le Surrey[2], chez son ancien ami de collège, sir John Cropley. Il avait bien eu d’autres projets, il pensait à voyager : mais il y avait dans le voisinage une jeune lady qu’il avait rencontrée un certain dimanche du mois de septembre 1708, et c’était la personne même que son imagination s’était représentée quand il formait des rêves de bonheur. Il sait d’elle tout ce qu’il faut savoir, son caractère, sa réputation, son éducation, tout excepté sa fortune. Si elle n’avait que 10,000 livres sterling, sa modestie serait plus à l’aise pour la demander directement ; mais il craint qu’elle ne soit trop riche : son père pourrait avoir de plus grandes vues. Pour lui, il offrirait de l’épouser presque sans dot, si ce n’était un désintéressement dont elle pourrait souffrir. Il

  1. Proprement Little-Chelsea, hameau de la paroisse de Chelsea, si voisin de Londres qu’il venait jusqu’auprès de Hyde-Park, et fait maintenant partie de la ville. La petite maison de lord Shaftesbury fut achetée en 1787 par la paroisse de Saint-George, qui s’étendait dans Chelsea et qui l’a transformée en workhouse.
  2. Entre Reygate et Dorking.