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villes où il émigre, dans l’atelier, dans la manufacture, la terre le réclame fortement. Il ne perd jamais complètement de vue le champ qu’il possède, ou qu’il possédera un jour avec le fruit de l’épargne. Ce n’est pas lui qui volontairement ira grossir ces masses ouvrières sans lien avec le sol, flottantes, agitées par les fluctuations du salaire, et tenant suspendus sur la société moderne les plus terribles problèmes. S’il se laisse un moment entraîner par le tourbillon, c’est toujours avec l’espoir de revenir bientôt. Dès 30,000 émigrans que la Savoie jette chaque année sur le monde, il n’en est qu’un petit nombre qui oublient le chemin du sol natal : ils y sont rappelés sans cesse par l’espoir de s’en approprier un coin.

Mais ces fortes attaches empêchent l’ouvrier savoyard de s’élever bien haut, d’acquérir de l’habileté et une main exercée dans les divers travaux de l’industrie. Aux Hurtières, les mineurs les plus habiles sont Piémontais ou Lombards. Les habitans de Saint-George, quoique divisés entre eux toutes les fois qu’il s’agit de se faire concurrence à eux-mêmes, s’entendent néanmoins à merveille pour les repousser. Les maîtres de forges sont obligés, dans le choix de leurs ouvriers, de faire grand cas de cette répulsion instinctive qui va jusqu’à des violences sournoises. Il vaut mieux user de ménagemens et discuter avec une habitude traditionnelle d’esprit que de l’irriter en voulant la changer trop brusquement. C’est ce que font les maîtres de forges avec la population des Hurtières. On peut lui appliquer un mot bien connu : elle n’a rien oublié et rien appris. Elle se rappelle ses anciens privilèges d’exploitation, l’ancienne protection souveraine, les temps où elle travaillait pour son propre compte et où les propriétaires des hauts-fourneaux de la vallée étaient ses tributaires. Ces souvenirs vivaces la rendent chagrine, défiante, injuste à l’égard du présent. Elle travaille aux mines avec les instrumens rudimentaires du passé, et, si l’on excepte la poudre, ses procédés d’extraction du minerai comme ses procédés de culture de la terre sont probablement les mêmes qu’au temps des Humbert et des Amédée. Par ses défauts et par ses qualités, elle présente un type assez exact du peuple savoyard en général, unie et compacte pour résister à l’invasion des élémens étrangers, mais divisée entre elle à tous les degrés ; attachée à ce qu’elle croit être son honneur et sa richesse, mais incapable de le défendre efficacement ; laborieuse du reste, patiente et d’une probité remarquable, mais de cette probité banale qui tient à l’habitude bien plus qu’à l’effort de la vertu. La manipulation du minerai fournit un trait curieux de cette probité de tradition. Avant d’arriver à la fonderie, il fait deux haltes, la première à mi-côte de la montagne, aux Terriers, la seconde au pont d’Argentine ; il y séjourne des mois et des années, en plein air, éloigné