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de son être avec la matière impalpable et insensible. Peu à peu il se laissa séduire par cette perspective d’une existence inerte, exempte de passion et de désir. Fermer ses oreilles aux bruits du dehors, son cœur à toutes les émotions, son esprit à toutes les aspirations bonnes ou mauvaises, vaines ou généreuses, tel était le but vers lequel il tendait par degrés. Pour en arriver là, il n’avait pas besoin de recourir à son talisman ; aussi n’y songeait-il plus, et il continuait à marcher, contemplant avec ennui les plaines monotones, et les nuages gris qui volaient sur l’azur du ciel. Le souffle plus tiède du printemps, qui commençait à ramener la vie autour, de lui, passait sur sa tête sans réchauffer son âme engourdie. Ses instincts impétueux, qui l’entraînaient autrefois au-devant ces périls et l’avaient jeté tête baissée dans une existence aventureuse, faisaient place à une insouciante quiétude. Il se croyait beaucoup plus sage, et pourtant il n’avait fait que changer d’égoïsme.

Lorsque la plaine d’Omokho, dégagée de neige et déjà teinte par endroits d’une nuance verte, s’offrit à lui, Moudouri s’arrêta sur le bord d’un ruisseau pour faire paître son cheval. Il mit pied à terre, but un peu d’eau dans le creux de sa main et s’assit dans l’attitude d’un lama, pour essayer de s’absorber dans une méditation intense. Une tourterelle, qui venait d’arriver sur l’aile du printemps, se posa près de lui et fit entendre son cri : doudoû. Malgré lui, Moudouri ouvrit les yeux ; la voix de cet oiseau troublait sa béate rêverie. Il alla un peu plus loin ; mais il y avait dans le bruit des jeunes feuilles froissées par le vent, dans le murmure du ruisseau roulant sur des cailloux, jusque dans la douceur de l’air, quelque chose de mélancolique et de pénétrant qui agissait sur Moudouri et le conviait à s’épanouir comme la nature entière. Il se mit donc à marcher à pied en tenant son cheval par la bride. Un peu ébranlé dans ses résolutions, il se demandait s’il n’était pas encore un peu trop jeune pour mourir à toute chose. Cette réflexion le plongea dans de nouvelles perplexités ; il en venait à regretter de n’être pas comme le commun des hommes, qui acceptent leur sort et marchent droit devant eux, luttant contre l’adversité, tantôt vaincus, tantôt vainqueurs, résignés et confians. En lui attachant autour du cou le fatal talisman, l’Esprit de la Montagne l’avait rendu l’arbitre de sa propre destinée, et il ne savait laquelle choisir.

Comme il continuait sa route, irrésolu et découragé, son cheval, qu’il tenait par la bride, s’arrêta en dressant les oreilles. Moudouri regarda autour de lui et aperçut derrière un buisson une jeune fille qui pleurait et sanglotait. C’était Meïké.

— Que t’est-il arrivé, Meïké ? lui demanda Moudouri.

— Un grand malheur !…