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fendre les pierres ;… mes jambes engourdies refusent de me soutenir… Bah ! quelques gorgées de cette fine liqueur que je porte sur moi m’auront bientôt rendu la force et le courage. Par malheur il ne m’en reste plus guère !… Il paraît que j’avais grand’ soif hier soir !

Moudouri, ayant pressé dans ses mains les flancs de la bouteille de cuir de manière à en faire sortir jusqu’à la dernière goutte de liqueur, se remit en selle. Ses idées n’étaient pas parfaitement lucides. Il trotta bien pendant une demi-heure avant de pouvoir se rappeler comment il se faisait qu’il n’eût plus son arc. Peu à peu les scènes étranges de la nuit se retracèrent dans son souvenir. L’amulette que lui avait donnée l’Esprit de la Montagne flottait sur sa poitrine. Il la prit dans le creux de sa main et l’examina avec autant de tristesse que de curiosité. — Vain hochet, pensait-il ; l’Esprit est plus avisé que moi, il m’a pris au piège.

Saksakha ! saksnkha ! répondit une pie qui traversait les airs.

À ce cri de mauvais augure, Moudouri sentit s’accroître son chagrin et ses regrets. Il rabattit sur ses yeux son bonnet de fourrure, croisa ses bras sous sa robe de peau de mouton, et laissa son cheval trotter au hasard. Le cœur de Moudouri était vide de tout désir comme de toute espérance. Que lui importaient désormais la forêt profonde et la montagne aux flancs neigeux ? N’avait-il pas abdiqué la seule passion qui fût en lui ? N’avait-il pas éteint le feu qui réchauffait tout son être ? Moudouri sans son arc ressemblait à un fantôme qui n’a que l’apparence de la vie. Devenu indifférent à tout, il se mit à descendre vers la plaine ; mais ses regards troublés ne lui permettaient plus de reconnaître la route qu’il devait suivre. Il erra longtemps dans les mornes solitudes de la Montagne de la Chaux, réduit à se nourrir de racines sauvages qu’il déterrait sous la neige. Les premiers mois de l’hiver se passèrent ainsi, sans que le chasseur éprouvât d’autre sensation que celle d’un profond ennui. Durant les journées si courtes de cette morne saison, il se traînait, haletant et épuisé, le long des sentiers glacés de la montagne, cherchant en vain à quitter ces lieux désolés. Pendant les longues nuits que les hurlemens des bêtes fauves rendaient lugubres, il dormait d’un sommeil inquiet, tenant d’une main son coutelas et de l’autre ses flèches, dont il pouvait au besoin se servir comme de javelots ; mais depuis qu’il avait fait un pacte avec l’Esprit de la Montagne, les animaux, ses sujets, ne ressentaient plus de haine contre Moudouri.

Enfin le jour même où le soleil, s’arrêtant dans sa marche rétrograde, se décide à revenir apporter la joie et la chaleur dans les contrées qui soupirent après son retour, Moudouri, sorti à grand’peine des derniers escarpemens de la Montagne de la Chaux, déboucha dans la province de Ghirin. Cette âpre région, qui sépare la province