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— Eh bien ! chasseur, dit-il alors à Moudouri, qui le contemplait avec stupeur, tu ne me connais pas, moi qui te connais si bien ? Je suis Alin-i Endouri (l’Esprit de la Montagne).

Moudouri se prosterna la face contre terre neuf fois de suite, comme il eût fait en présence d’un grand mandarin. L’esprit continua :

— Les personnages respectables que tu vois assis autour de moi sont les dignitaires de ma cour, à ma droite les lettrés, à ma gauche les chefs de mes armées.

Parmi ceux qui siégeaient à la droite de l’esprit en leur qualité de lettrés, Moudouri remarqua tous les oiseaux crêtes et huppés qui ont bon bec ; ce qui lui parut plus surprenant, c’est qu’il s’en trouvait plusieurs munis d’ongles crochus. Il était trop ému pour faire à ce sujet aucune observation ; d’ailleurs il n’en aurait pas eu le temps, car l’Esprit de la Montagne lui adressa de nouveau la parole.

— Moudouri, dit-il d’une voix de reproche, tu es un chasseur incorrigible,… tu portes l’effroi et le désordre dans cette montagne qui est mon empire, où tous les êtres créés obéissent à mes volontés. Je suis las d’entendre le galop de ton cheval et le sifflement de tes flèches… La mousse qui tapisse mes forêts, la pierre de mes rochers, l’eau de mes torrens, la neige et la glace qui couvrent d’un manteau blanc comme l’hermine les flancs de ma montagne, tout est souillé du sang de tes victimes… Si je n’avais horreur de verser celui des créatures de toute sorte, même celui de mes ennemis, je t’aurais exterminé depuis longtemps… Mais non, l’Esprit de la Montagne protège et ne tue pas… — Ces paroles rendirent un peu d’assurance à Moudouri, qui n’avait cessé de regarder avec une grande frayeur les terribles animaux rangés autour de l’esprit, croyant voir en eux les exécuteurs de ses vengeances.

— Encore une fois, reprit le personnage surnaturel, je ne veux de mal à personne, pas même à toi, Moudouri, qui m’as causé de cruels ennuis. Au fond, ton cœur n’est pas méchant, tu as même parfois des sentimens généreux, et j’en ai eu la preuve… Un chasseur vulgaire eût frappé le tigre au repos, et toi, tu ne l’as pas fait… Ta flèche, il est vrai, eût rebondi sur mon front sans effleurer ma chair… Voyons, Moudouri, faisons un pacte ensemble. Veux-tu renoncer à la chasse ?

Quelques instans auparavant, Moudouri, en proie à la plus extrême frayeur, avait maudit le jour où la passion de la chasse s’était emparée de lui. Maintenant que la peur était passée, il redevenait lui-même opiniâtrement attaché aux instincts qui le dominaient depuis son enfance. N’osant répondre par un refus, il se contenta de hocher la tête.