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autour de la tête, suivant d’un œil béat les mouvemens capricieux que la brise imprimait à son oiseau de papier. Ce fils des Han n’offrait-il pas l’emblème parfait de la nation chinoise, qui, malgré son antique civilisation, a fini par tomber en enfance ? Après s’être ainsi solitairement diverti pendant plus d’une heure, le Chinois ramena à lui son cerf-volant, et alluma une pincée d’opium dans une petite pipe de métal qu’il portait à sa ceinture. Bientôt il s’affaissa et demeura plongé dans une rêverie extatique. La nuit survint ; je me retirai ; laissant le fils des Han rêver dragons de jade et pagodes de porcelaine.

Les jours suivans, à la même heure, je retrouvai mon voisin le Chinois à la même place, se livrant à son plaisir favori. Un soir pourtant, le ciel était de plomb, de gros nuages immobiles du côté de l’ouest obscurcissaient le ciel et arrêtaient la brise. Vainement l’habitant de l’empire du milieu essaya de lancer son cerf-volant ; l’oiseau de papier ne put prendre essor. L’heure n’était pas venue encore pour le fumeur d’opium de s’abandonner à sa passion favorite. En attendant, et pour passer plus doucement des pensées du jour aux songes de la nuit, il prit un livre imprimé sur gros papier jaune comme on en fabrique beaucoup à Nankin. Entre mon voisin et moi, il n’y avait que l’épaisseur d’un petit mur d’appui séparant les deux terrasses. Au risque de blesser les lois d’une civilité moins rigoureuse que celle dont les Chinois font profession, je me penchai par-dessus le mur et promenai des regards indiscrets sur le livre de l’homme au cerf-volant. C’était un recueil d’histoires illustrées de vignettes sur bois, tel qu’on en voit beaucoup en Chine. Jamais encore je n’avais adressé la parole à mon voisin ; mais nous nous connaissions assez pour que le moindre incident nous amenât à échanger quelques phrases de politesse. Rappelant donc dans mon esprit, par un effort suprême, tout ce que j’avais appris de chinois, je vins à bout de composer une phrase fleurie, que je me disposais à lancer comme ballon d’essai ; mais, en fait de langue orientale, lire et parler ne sont pas la même chose. Je craignais de commettre la même faute que ce Parsi de Bombay qui, me proposant une promenade à cheval, me disait en style du XVe siècle : « Vous plaît-il chevaucher ? » Je me bornai donc à demander en mauvais anglais à mon voisin si le livre qu’il lisait n’était pas celui dont le titre imposant peut se traduire par ces mots : Histoires à réveiller le monde[1].

Le Chinois, ayant levé sur moi ses petits yeux bridés, me répondit par un sourire qu’il s’efforça de rendre gracieux.

  1. Tel est en effet le titre d’un recueil bien connu des sinologues, et le récit qu’on lira plus loin donnera peut-être une idée de ces merveilleuses histoires qui, entre deux siestes, charment les loisirs des lettrés chinois.