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portée de l’artillerie ennemie, viendrait prendre à revers l’ouvrage entier de Ki-hoa, et, se rapprochant du Don-naï et de l’action de la flottille, fermerait presque complètement l’étau qui devait presser l’ennemi. Alors l’armée annamite, séparée de son magasin de Tong-kéou, enserrée dans un cercle de fer, n’aurait d’autre alternative, dans une lutte suprême, que de repousser le choc ou d’être en un seul coup écrasée et dispersée. Une route, il est vrai, resterait libre si l’on ne pouvait, pendant le combat, y placer un corps d’observation : c’était la route de l’évêque d’Adran ; mais, pour la rejoindre, il fallait traverser les terrains fangeux du marais de l’Avalanche. C’était un chemin pour une déroute, non pour une retraite.

Les dispositions nécessaires pour assurer ce plan de campagne furent mises à exécution sans délai. Le contre-amiral Page reçut le commandement de la flottille, qui devait remonter le cours supérieur du Don-naï et ses affluens et mettre l’ennemi dans l’impossibilité de se rejeter directement vers la plaine de Bien-hoa. Les bâtimens de la flotte envoyèrent une partie de leurs canons rayés de 30 aux pagodes des Clochetons et de Caï-maï, et leur constituèrent ainsi un armement formidable. Les troupes échelonnées de Saïgon à la ville chinoise, en arrière de la ligne des pagodes qu’elles renforçaient, se rapprochèrent de Caï-maï, c’est-à-dire du point d’où elles devaient partir. Elles étaient casernées en d’immenses maisons abandonnées, construites à la façon du pays, avec des toits très inclinés, dont les bords n’étaient distans du sol que de quatre pieds. Les serpens y abondaient. La nuit, les factionnaires faisaient bonne garde : les têtes étaient mises à prix. Une attaque militaire n’était guère à craindre ; mais tout mettait en éveil contre les surprises particulières : la disposition du terrain, couvert d’épaisses touffes de broussailles, et les allures d’un ennemi qui savait ramper et se glisser comme une bête fauve. Ces conditions si singulières donnaient la nuit une valeur indicible aux cris d’appel des sentinelles.

Les troupes brûlaient d’ardeur de joindre enfin l’ennemi. Jusqu’alors les lignes étaient restées silencieuses. À peine de la pagode des Clochetons distinguait-on le relief des obstacles annamites, comme un branchage jaunâtre, épais, entrelacé, — les miradores avec leurs plates-formes, une ombre qui remuait ; mais l’immensité de ces lignes, dont le développement atteignait 20 kilomètres, l’existence de cette armée qu’on disait de trente mille hommes, dont on était séparé par quelques centaines de mètres, et qu’on ne voyait pas, ces réduits mystérieux dont on parlait, l’opiniâtreté de la race, le souvenir d’une attaque désastreuse et de l’état de défensive qui venait de durer un an, donnaient à l’ennemi une importance toute particulière. Plus tard, quand l’enceinte de Ki-hoa fut rasée, que