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contemplait, par-delà les flots calmes de la mer, les montagnes de l’Argyleshire, baignées des splendeurs orientales… « Et sur mes amis et sur vous, » reprit-il en me regardant aussi. Ses vœux furent exaucés ; moins d’une heure après, il était mort, presque debout dans son fauteuil, — car depuis des semaines son état lui interdisait de se mettre au lit, — et cette « ruine » qu’il laissait derrière lui semblait avoir pour étais la magnanimité, la simplicité, la douceur qui jusqu’au bout lui avaient fait cortège.

Mon père, — né à sept mois et qui avait passé ses quinze premiers jours entre deux couches de laine noire, hors d’état de prendre aucune nourriture, tout au plus de respirer et de dormir, — fut toute sa vie d’une complexion assez frêle et d’une santé délicate, fort petit mangeur et très aisément rebuté. La vie sédentaire à laquelle il fut condamné pendant sa jeunesse auprès de sa mère toujours malade, en même temps qu’elle attristait son esprit, débilita son corps, et sa précoce entrée dans les fonctions ecclésiastiques lui ôta le bénéfice de ces changemens de lieux, de cette variété d’existences qui, durant la transition de l’adolescence à l’âge viril, trempent le corps en même temps qu’ils l’assouplissent. Son tempérament nerveux et la prédominance qu’exerçait chez lui le système cérébral lui faisaient dépenser à ses travaux intellectuels une somme relativement énorme des forces qui lui étaient échues en partage. Il ne se doutait pas lui-même de la quantité de vie qu’absorbaient ses prédications véhémentes, ou il ne ménageait ni sa poitrine, ni son ardeur intellectuelle. Moi qui voyais clairement le péril, je l’avais mis en garde, — sans pouvoir l’y faire renoncer, — contre cette prodigalité de soi-même, qui est une sorte de crime envers soi et envers les autres. Il continua sur le même pied, dormant peu, se nourrissant à peine, ne prenant d’exercice que lorsqu’il y était contraint par ses devoirs, ne soulageant sa pensée que par le passage d’une étude à une autre, et quand il lui survenait quelque malheur, — comme fut par exemple la mort de sa fille, — fatiguant encore son délicat organisme déjà ébranlé sous ces chocs terribles par l’impassibilité qu’il se commandait, et à laquelle il pliait de force tous ses instincts. Il éprouvait parfois de violens maux de tête, qu’il appelait « bilieux, » et qui étaient en somme les symptômes d’une affection cérébrale, les cris de souffrance poussés par les lobes antérieurs, surmenés et s’en plaignant à bon droit ; mais il n’y prenait pas garde, et s’en débarrassait avec une ou deux pilules bleues. Chez d’autres, à cerveau plus développé, l’apoplexie eût peut-être été déterminée par ces accès, sur la cause desquels mon père voulut toujours se méprendre.

Il arriva ainsi, sans maladie caractérisée, sans changemens extérieurs, au jour où, le mécanisme continuant à être intact, le pouvoir moteur lui fit défaut. La « corde d’argent » n’était point détachée,