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au soir, brouter les herbages de nos montagnes ; avec cela, au courant de tout ce qui se passait dans le rayon borné de ses rapports avec le monde extérieur. Cet homme, qui se faisait un point d’honneur de relire Homère au moins une fois tous les quatre ans, et qui citait dans l’idiome original les proverbes de Sancho Pança (il savait à peu près par cœur le Don Quichotte espagnol), ce même homme était aussi familier avec les moindres vivans de sa petite cité qu’avec tous les illustres morts dont il faisait sa compagnie habituelle, et il goûtait un bon mot du cloutier David Crockat presque à l’égal des saillies d’Addison, Swift ou Goldsmith.

Tous les vendredis soir régulièrement, nous le voyions arriver à la manse, et régulièrement aussi le débat s’engageait pour la soirée entière entre mon père et lui à propos de tout, à propos de chacun. Après avoir roulé sur les bases de la foi ou l’émancipation des catholiques, l’entretien finissait par quelques commérages de province, les nouvelles arrivées d’Edimbourg ou de Glasgow, la dernière bévue de l’apothicaire Ésope, les derniers vers du tailleur-poète Affleck, les naissances, morts et mariages de la semaine passée. C’est ainsi que mon père, d’une nature timide et nullement questionneur, arrivait, sans qu’on sût comment, à une connaissance minutieuse de tous les caractères, de toutes les relations de famille, de tous les intérêts en lutte dans sa petite paroisse : précieux secours pour sa sainte et utile mission. D’ailleurs ces luttes intellectuelles, où il n’était nullement épargné par un adversaire toujours de sang-froid et armé d’une érudition formidable, le ranimaient et le retrempaient pour la controverse. L’oncle Johnstone était comme une pierre à repasser sur le grain serré de laquelle, une fois tous les huit jours, mon père aiguisait son esprit de fin et solide acier.

Les deux antagonistes différaient essentiellement et de physionomie et d’esprit. L’un était tout ardeur, nerveux, impatient, courant au but comme le « pur-sang » que la bride irrite ; l’autre, doué d’un sang-froid provoquant, ne cherchant dans la science, indépendamment de toute sympathie ou antipathie, que la science elle-même, le plaisir de l’observation juste, de la spéculation ingénieuse, aimant, comme Bayle, à « dauber sur tout, » à protester contre tout. La tournure de chacun répondait à ce contraste marqué de leurs penchans intellectuels. Grand, mince, agile, prompt dans tous ses mouvemens, gracieux dans ses moindres gestes, d’une propreté recherchée en tous ses ajustemens, et naturellement doué de ce « grand air » auquel tant de gens s’efforcent d’arriver, mon père était « presque trop beau pour un homme, » avec ses grands yeux mélancoliques où s’exprimaient au repos une vague ardeur, un vif besoin de sympathie, mais qui, venant à s’animer, tout à coup ordonnaient et menaçaient de la façon la plus péremptoire. Mon oncle au contraire,