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enfantines ; mais ce fut alors, alors seulement, que je conçus de lui une première idée nette et durable, ce fut alors, que son image, soudainement, éclairée, m’apparut complète, ineffaçable. La vue des enfans n’embrasse les objets que par fragmens ; ce qu’ils apprennent est morcelé : un jour ceci, demain cela, le reste plus tard. L’ensemble est long à se faire, et pour beaucoup de choses l’homme fait continue en ceci l’enfant. Il s’écoule bien du temps avant que ce dernier voie, c’est-à-dire ; regarde et, contemple, ce qui est à un niveau plus élevé que celui de ses yeux. Ce qu’il observe naturellement, c’est le sol, ce sont les cailloux et les fleurs. Son univers n’a guère que trois pieds de haut, et ce cher petit être se penche plus volontiers qu’il ne regarde en l’air. Pour moi, je sais bien que j’avais dix ans passés lorsque je vis pour la première fois, en y prenant garde, les plafonds de nos chambres dans la manse de Biggar.

C’est là que le 28 mai 1816, de grand matin, je dormais avec Janet, ma sœur aînée, et notre unique servante, Tibbie Meek, dans le lit de la cuisine. Un seul cri, un cri perçant, douloureux, exprimant une souffrance indicible, nous réveilla tous les trois. Janet et moi, plus tard, causant au bord du ruisseau et nous rappelant cette heure funeste, comparions ce cri désespéré à la grande clameur qui fut jadis entendue en Égypte vers la mi-nuit. Du reste, nous avions reconnu la voix, et d’un même mouvement, sans prendre, le temps de nous vêtir ; nous nous élançâmes dans les étroits couloirs, de là dans le petit salon à main gauche, où il y avait, une alcôve. Debout, les mains crispées dans ses cheveux noirs, les yeux hagards, les joues couvertes d’une pâleur de cadavre, là, devant nous, était notre pauvre père. Il nous fit peur. Soit qu’il s’en aperçût, soit que son énergique volonté, déjà ralliée, eût maîtrisé son agonie morale, il cessa tout à coup de tenir sa tête à deux mains, « Rendons grâce, mes enfans, rendons grâce ! » nous dit-il lentement et d’une voix très calme ; puis il se tourna vers un petit sofa placé au fond de la pièce. Notre mère y gisait, étendue, immobile, morte. Depuis longtemps, elle souffrait. Je ne me la rappelle guère qu’assise et enveloppée d’un grand châle, un cachemire à palmettes vert foncé sur un fond clair, et telle que je l’ai bien souvent guettée, alors qu’elle pâlissait sous l’action d’une torture intérieure dont je n’avais pas l’idée en ce temps-là, mais qui devait être poignante, je l’ai su depuis.

Haletante de fièvre, elle s’était glissée hors de son lit, et « grand’ mère, » — sa mère à elle, — pressentant que les derniers momens arrivaient, s’était hâtée d’appeler mon père. Ils l’avaient vue tous deux ouvrir ses yeux bleus, au regard sincère et bon, ces grands yeux qui, pour chacun de nous, étaient consolans et doux comme la lumière du jour. — Ces yeux me sont là présens, plus que bien