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diriger vers la cité, où, dans un bureau obscur et à peine meublé, il passera la journée à brasser des affaires qui mettront sa fortune et celle de ses enfans en équilibre sur la pointe d’une aiguille. Il a pourtant sa bibliothèque, qu’il ne lit point, sa galerie de tableaux, qu’il n’estime que par le prix dont il a payé chaque toile ; il a surtout sa manie par excellence, l’architecture, et si jamais passion fut malheureuse, c’est celle-là. Le plus curieux échantillon que l’on en puisse voir est dans la jolie petite île de Staten-Island, située dans la baie de New-York. Là s’épanouissent, au milieu de la verdure et des fleurs, les villas des nababs de la cité, tantôt découpées en ivoireries de Dieppe, tantôt étagées en châteaux de cartes, ou bien encore massives comme un donjon du moyen âge, affectant ici la forme d’un pâté de Chartres, plus loin celle d’un temple grec ou d’une église gothique, mais toujours empreintes du plus irrécusable cachet de mauvais goût dont une nation puisse être atteinte et convaincue dans l’art de Bramante. Ce qu’est l’idéal de cette nation dans les autres branches de l’art, on va le voir.

Une société musicale avait eu, à l’occasion des fêtes de Noël, l’idée malencontreuse de faire connaître au public de New-York l’oratorio du Messie de Handel. L’exécution fut satisfaisante, et la salle était comble ; mais jamais déception plus complète ne se peignit aussi visiblement sur les traits d’un auditoire. Chacun bâillait à se décrocher la mâchoire, et le lendemain un journal dont la prétention est de faire autorité en ces matières s’écriait péremptoirement : « Quand cessera-t-on d’infliger au public la médecine des monotones[1] violons de Handel ? Quand donnera-t-on congé à la fugue, cette forme de toutes la plus pauvre et la plus absurde de la musique ? Bon pour l’Angleterre, où l’adoration du vieux est érigée en principe ; mais pour une jeune nation de génie comme la nôtre, ces antiques somnifères ne sont plus de mise ! » A quelque temps de là fut annoncé le début d’une jeune prima donna américaine, et la vaste salle de l’Académie de musique se garnit de spectateurs que la nationalité de l’artiste rendait aussi sympathiques que possible. On jouait la Fille du Régiment. Les premiers morceaux se succèdent sans rien de remarquable ; l’enthousiasme attendait une occasion pour se manifester, lorsque arrive un chœur que l’héroïne accompagne avec un tambour. Oh ! alors le feu prit aux poudres, on battait des mains, on criait, on trépignait ; il fallut bisser, et peu s’en fallut qu’on ne triplât. En France, applaudir une chanteuse pour un solo de tambour serait un arrêt de mort ; il en est autrement à New-York.

  1. Tooty-tooty, mot presque intraduisible.