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pour les jeunes filles, qu’une fâcheuse exagération des mœurs anglaises. Que de bonne heure, la femme reçoive des autres le respect d’elle-même, que l’indépendance forme son esprit qu’elle apprenne à se conduire et à se diriger par son propre jugement dans le choix de celui dont elle acceptera le nom, rien de mieux ; mais en vérité il semble beaucoup plus difficile de voir un avantage, quel qu’il soit, à ce qu’une jeune personne ait un cercle de connaissances distinct de celui de ses parens, à ce qu’elle reçoive les visites d’hommes que sa mère n’aura jamais vus, à ce qu’elle les accompagne à la promenade, au bal, à ce qu’elle aille même parfois souper et manger des huîtres[1] avec eux chez le restaurateur à la mode, à ce qu’elle parcoure en un mot la nouvelle carte du Tendre qu’on a baptisée du nom de flirtation. Ces mœurs excentriques n’ont pas, dit-on, aux États-Unis l’inconvénient que l’on pourrait supposer et qu’elles auraient infailliblement en France. Cela est vrai ; toutefois l’on conviendra qu’elles constituent une étrange préparation au mariage et à la vie de famille.

L’Américain connaît-il d’autres jouissances que celles des affaires ? Est-il accessible à d’autres émotions qu’à celles dont la vie politique lui fait éprouver le besoin ? — L’étranger qui se pose ces questions ressemble à l’enfant des contes du premier âge, qui, fuyant le pédagogue, cherche chemin faisant un compagnon à son école buissonnière. Il Je n’ai pas le temps de jouer, lui répond le bœuf, j’ai mon sillon à tracer. — J’ai mon nid à bâtir, dit l’oiseau. — Et moi mon miel à faire, » dit l’abeille. Chacun a de même son sillon à New- ; York, et l’on commence si jeune à le tracer, on le termine si tard, que la vie entière s’écoule sans qu’il s’y trouve de place pour des sensations d’un ordre plus élevé que celles dont l’habitude a fait à l’Américain une seconde nature. S’il désire la fortune, c’est moins par amour du bien-être que par désir de briller. Avoir son hôtel dans la cinquième avenue, nager dans la fastueuse existence des rois de la finance, des merchant princes, c’est là son rêve, et, s’il le réalise, ne croyez pas qu’il y cherche le terme de ses agitations. Non ; chaque matin, on le verra quitter son palais pour se

  1. Il n’est pas de ville, au monde où les huîtres soient en aussi grand honneur qu’à New-York, à tel point que la consommation qui s’en fait n’est pas évaluée à moins de 75,000 francs par jour. Il y aurait une étude fort curieuse à faire du parti que les Américains ont su tirer de leurs riches pêcheries, du rôle important que le poisson joue dans leur alimentation, et de l’immense supériorité de cette industrie sur tout ce que nous voyons du même genre en France. Le pêcheur américain a toujours en vue la conservation, même au milieu d’une abondance permanente ; chez nous au contraire, c’est l’imprévoyance qui règne au sein de la disette. Il est vrai que l’on ignore aux États-Unis jusqu’au premier mot de l’inextricable fouillis d’ordonnances de pêche dont notre administration maritime est si fière.