Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/151

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

livres qui ont le plus contribué à étendre la renommée de Fallmerayer. Célèbre déjà comme écrivain par ses lettres à la Gazette d’Augsbourg, il s’empara décidément du grand public par ces larges et poétiques tableaux du monde oriental. L’historien de Trébizonde et de la Morée n’était guère connu que des érudits malgré les polémiques violentes qu’avait provoquées son audace ; le succès des Fragmens éclaira d’une lumière subite toute la carrière déjà parcourue par l’auteur. Passion, ironie, savoir, poésie, tous les tons se mêlaient dans ces pages éclatantes. Tantôt c’était une ironie souriante, inoffensive, comme en ce tableau des moines du mont Athos, tantôt une ironie altière et irritée quand il voulait démasquer la politique russe et harceler ce qu’il appelait l’ignorance occidentale. Là encore se retrouvent les erreurs, les demi-vérités, les contradictions que nous avons signalées tout à l’heure ; mais quelle poésie unie à quel savoir ! quelles peintures tour à tour splendides et mélancoliques ! quel sentiment profond de la couleur orientale ! Comme les images du passé, confrontées avec les choses présentes, produisent une impression grandiose et désolée ! Il a beau répéter que l’empire ottoman possède encore maintes ressources, que l’islamisme est plein de sève ; la vérité, plus forte que son système, lui inspire des peintures où plane la mort armée de sa faux, comme dans la fresque d’Orcagna. Et toujours du fond de cet Orient qui le trouble et le désespère on entend retentir la voix du citoyen criant à ses compatriotes : « Quand serez-vous une nation ? quand vous débarrasserez-vous de la tutelle moscovite ? quand obligerez-vous l’Europe à compter avec vous ? — Contemni turpe est, disait Pétrone lui-même. » En un mot, Fallmerayer irritait le paisible tempérament des Germains à propos de la question d’Orient, comme faisait Louis Boerne vingt-cinq années auparavant au sujet des réactions de 1815. Le fragmentiste eut dès lors sa place parmi les meilleurs écrivains de son pays : « Le peintre du mont Athos, l’auteur de tant de beaux fragmens, disait Schelling, est du petit nombre de ceux qui savent écrire l’allemand avec élégance et vigueur ; ces pages sont des modèles in omne œvum.

Revenu d’Orient à la fin de 1842, Fallmerayer passa quatre années en Europe, partageant sa vie entre les voyages et l’étude. Il revit son cher Tyrol, et la Suisse, et la Lombardie ; il alla encore interroger les archives de Vienne et de Venise. Toujours suspect et attaqué sans trêve, il aimait à emprunter de nouvelles armes aux bibliothèques où il avait fait ses grandes fouilles. Il visita aussi la Hollande et le nord de l’Allemagne, qu’il ne connaissait pas ; il vit Amsterdam, Hambourg, Berlin, et partout il fut accueilli avec hommages comme un des maîtres les plus originaux de la critique allemande.