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de défendre. Un seul moyen reste encore d’écarter à jamais la menace suspendue sur le monde : il faut détruire… devinez,… il faut détruire Constantinople et la Mer-Noire ! C’est par la Mer-Noire que les Russes touchent à Constantinople ; ils sont à Sébastopol ; ils s’y fortifient, ils y grandissent ; on sera obligé d’y porter un jour le fer et la flamme (Fallmerayer écrivait cela quinze ans avant la guerre de Crimée), mais ils le rebâtiront toujours. Eh bien ! détruisez la Mer-Noire, enlevez-lui tout ce qui en fait le prix inestimable aux yeux des Moscovites, enlevez-lui la communication avec la Méditerranée, c’est-à-dire la vie et le mouvement ; faites-en une mer Caspienne. Croyez-vous que si la mer Caspienne communiquait avec la Méditerranée, les peuples qui habitent ses rivages ne pourraient pas aussi quelque jour inquiéter l’indépendance de l’Europe ? Reléguez donc la Mer-Noire, la mer de Sébastopol, dans les solitudes inoffensives où est endormie la Caspienne. Comment cela ? En comblant le Bosphore ! Renversez Byzance, la ville fatale, la ville trop belle, trop bien assise entre les mers, la ville qui attire le Russe et qui peut lui donner la clé de l’Europe, renversez-la de fond en comble, et du cap de la Corne-d’Or jetez à la mer ses palais, ses tours et ses murailles. Qu’il soit défendu aux générations à venir d’y reconstruire jamais une ville ou un port ! Qu’elle soit vouée pour toujours, la Rome orientale, aux puissances de l’abîme ! Si ce n’est pas assez de ses ruines pour combler le détroit, nivelez les collines, abaissez les montagnes, arrachez les arbres séculaires de la forêt d’Amycus, et tout cela, forêts, rochers, montagnes, précipitez-le dans le Bosphore comme le Polyphème antique ! — Je sais bien que ces étranges paroles contiennent un défi à la politique européenne ; je sais bien que cela veut, dire : « Choisissez ! vous n’avez que deux partis à prendre : ou bien détruire Constantinople et fermer la Mer-Noire, ou bien sauver l’empire ottoman. » Comment ne pas sentir toutefois sous ce langage sarcastique l’agitation fiévreuse de la pensée ? De telles idées ne viennent pas à un esprit qui se possède. Il y a ici quelque chose des polémiques de Goerres, lorsqu’il voulait en 1814 que Strasbourg fût rasé jusqu’au sol, et que la cathédrale, la vieille cathédrale germanique, restât seule, comme un signe de vengeance, au milieu de la plaine de l’Alsace.

Il est impossible de relever toutes les vérités et toutes les erreurs qui fourmillent dans cette correspondance byzantine ; j’ai signalé du moins les deux caractères principaux du recueil, je veux dire la haute inspiration morale de l’auteur et la fièvre désordonnée qui l’agite. Au reste, quelles que fussent les fautes de ces pages passionnées, Fallmerayer avait atteint son but : il avait réveillé l’esprit des nations, allemandes, il l’avait salutairement harcelé, irrité. Quand ces lettres parurent dans la Gazette d’Augsbourg (1840-1841), elles