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russe allait défendre le sultan contre Ibrahim-Pacha, et une fois le protecteur établi à Stamboul, que devenait le protégé ?

Mais alors, dirons-nous à Fallmerayer, pourquoi combattre si violemment le pacha d’Égypte et ceux qui soutiennent sa cause ? Au lieu d’avoir à déjouer sans cesse les projets de la Russie, au lieu de monter éternellement la garde au seuil de l’empire ottoman pour en éloigner les protecteurs, ne vaut-il pas mieux favoriser l’établissement d’une puissance musulmane qui soit en état de relever l’empire et de le défendre elle-même ? Voilà ce que la France en 1840 espérait de Méhémet-Ali ; prévoyant la chute de la monarchie ottomane, elle préparait au sultan des héritiers comme devait le désirer l’Europe, assez solidement établis pour décourager les prétentions rivales, assez vigilans et assez forts pour arrêter longtemps l’ambition moscovite. Les lettres que Fallmerayer écrit de Constantinople en 1840 répondent à cet argument et peignent bien la haute inspiration morale du publiciste. Il ne nie pas la puissance de Méhémet, il conteste sa mission civilisatrice ; il ne nie pas les services qu’il pourrait rendre en défendant l’Orient contre les Russes, mais, comme au-dessus de la question russe il y a l’éternelle question de l’humanité, il proteste de toutes les forces de son âme contre le despote égyptien. M. Guizot, dans le cinquième volume de ses Mémoires, a signalé loyalement « les erreurs qui, depuis l’origine de la question égyptienne, avaient jeté et retenu dans de fausses voies la politique de la France. » Il est certain en effet, comme l’a dit M. Saint-Marc Girardin, qu’au commencement de 1840, « tout le monde en France était plus ou moins engoué de la puissance du pacha d’Égypte, et tout le monde voulait sa grandeur. La victoire que son fils Ibrahim avait remportée à Nézib semblait avoir décidé la question, et l’empire arabe allait, disait-on, remplacer l’empire turc. » Or cette illusion, qui paraît singulière aujourd’hui, cette illusion si nettement exposée par M. Guizot, si spirituellement appréciée par M. Saint-Marc Girardin, n’était vraiment pas si coupable, puisque l’Orient même la partageait. Fallmerayer constate, non sans frémir, les espérances que Méhémet-Ali inspire au vieux parti musulman d’un bout de la Turquie à l’autre, si bien que la sauvage grandeur du pacha éclate sous un jour tout nouveau dans ce livre même, où l’insulte lui est prodiguée à pleines mains.

Étrange figure en effet ! L’année même où Napoléon vient au monde, naît dans une province turque un enfant que les Turcs appelleront un jour le Bonaparte oriental. Il appartient à cette race albanaise qu’on a vue tour à tour musulmane ou chrétienne. Orphelin dès l’enfance, il est élevé par le gouverneur de sa ville natale qui a été frappé de son intelligence, et à vingt ans il épouse sa fille. Il fait pendant dix années le commerce du tabac, commerce non pas