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d’agrandir le champ de la critique historique était déclaré indigne de professer dans les universités allemandes.

« Il était plus facile d’insulter un tel homme que de le réfuter victorieusement ; aucune critique n’a pu entamer son système. » C’est M. Gervinus qui parle de la sorte, M. Gervinus, qui, dans son Histoire du dix-neuvième siècle, vient d’arriver à ce grand épisode du soulèvement de la Grèce, et qui, dès le premier pas, a rencontré en face de lui les doctrines de Fallmerayer[1]. Qu’est-ce à dire ? L’historien des nouveaux Hellènes fait-il donc cause commune avec leur adversaire ? Non certes, il y a ici deux questions bien distinctes, la question historique et la question politique. M. Gervinus, avec sa perçante analyse, débrouille immédiatement le procès. Tour à tour, selon l’occurrence, il donne raison et tort à l’écrivain tant de fois maudit : il donne raison à l’historien, qu’il admire ; il donne tort au publiciste, dont il rectifie les généreuses erreurs. Ces opinions du grand érudit qui ont si vivement ému les âmes il y a trente ans, l’historien du XIXe siècle sait bien que ce sont des opinions libérales. Des esprits clairvoyans commençaient alors à se demander si le panslavisme n’était pas caché derrière l’insurrection hellénique, si les Grecs, à leur insu ou non, n’étaient pas les instrumens de la politique russe, si l’empire du monde n’allait point passer de la famille romano-germanique à la famille slave. Cette inquiétude des âmes libérales était l’inspiration de Fallmerayer, et les argumens qu’il empruntait à l’histoire du moyen âge, ces argumens si durs, si pénibles pour les modernes habitans de la Grèce, n’étaient, en dernière analyse, qu’un avertissement donné à leurs sentimens d’honneur, un aiguillon pour les redresser au besoin et leur montrer le péril. Est-il vrai d’ailleurs que le système du célèbre érudit fût si blessant pour les nouveaux Hellènes ? Il suffisait de le compléter pour remettre chaque chose à sa place. Si c’est une loi de la nature que les peuples dégénèrent en vieillissant et que les peuples dégénérés subissent des mélanges de toute sorte, la même loi dans certains cas fait renaître la vie du sein de ces mélanges. Partout où il y a une grande tradition, c’est-à-dire une âme, un génie invisible, qui se soutient au-dessus des générations éphémères, on voit ce phénomène se reproduire. Cette âme, ce souffle pénètre les élémens nouveaux, et, en se les assimilant, il continue son œuvre. Quand ce rajeunissement s’accomplit, y a-t-il donc là un peuple d’une autre race ? On ne saurait vraiment le dire : c’est le même et ce n’est plus le même. La matière a changé, l’esprit a survécu. Voilà ce qui s’est

  1. Geschichte des neunzehnten Jahrhunderts seit den Wiener Verträgen, von G.-G. Gervinus. Voyez les cinquième et sixième volumes publiés sous ce titre : Geschichte des Aufstandes und der Wiedergeburt von Griechenland, Leipzig 1861 ; première partie, pages 104-120.