Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la plaine. Rien de plus pittoresque, rien de plus sauvage aussi que ce pauvre hameau, situé comme un nid d’aigle, et d’où l’œil découvre au loin la vaste forteresse de montagnes qui occupe tout le Bas-Tyrol. Ce furent là les premières impressions de l’enfant pendant qu’il gardait les troupeaux de moutons dans les pâturages alpestres. Plus tard, quand il verra les îles chantées par le vieil Homère, et le Bosphore éblouissant, et les forêts du mont Athos et l’éternel printemps de la Colchide, quand il visitera en tous sens ces magnifiques théâtres de l’histoire, et que, tout occupé de ses recherches archéologiques ou de ses enquêtes sur le présent, il dessinera pourtant ces splendides paysages en quelques traits dignes d’un maître, ce sera le petit berger du Tyrol qui viendra en aide au profond érudit. Les solitudes de l’Orient lui rappelleront les solitudes de ses alpes natales. Arrêté un jour dans une des îles de la Haute-Égypte, il s’écriera : « La sérénité de l’atmosphère, l’azur si beau du ciel, le fleuve, les rochers, les hautes cimes, qui ferment de toutes parts l’horizon de Philoe, réveillèrent au fond de mon âme les impressions que j’avais ressenties à neuf ans, durant les soirs d’été, dans les montagnes de ma patrie. Déjà, tout enfant que j’étais, j’avais connu ces désirs inexplicables d’une âme inquiète, ces vagues aspirations à la fois si mélancoliques et si douces. Oh ! le verger, les rochers garnis de bruyères, la source, le poirier, le murmure du vent dans les feuilles vertes, les ombres qui s’allongeaient à mesure que décroissait le soleil, les fruits empourprés des buissons, le carillon des cloches la veille au soir de la Saint-Jean ou de l’assomption de la Vierge, images ineffaçables d’un passé bienheureux et disparu pour toujours ! Sans rochers, sans montagnes, sans rayon de soleil, il n’est plus pour moi d’heure joyeuse. Ô Philoe, île solitaire et paisible avec tes ruines, avec ton ciel bleu éternellement limpide et doux, comment oublierais-je jamais tes palmiers, ton fleuve, tes sentiers, le silence de tes colonnades et des salles abandonnées de tes temples[1] ! » Ainsi, dans mainte page éclatante ou rêveuse mêlée aux dissertations du savant, on reconnaîtra une imagination candide accoutumée de bonne heure aux plus grandes scènes de la nature.

Des prêtres de la commune, qui recrutaient des serviteurs pour l’église, avaient remarqué les heureuses dispositions de l’enfant ; ils l’emmenèrent bientôt au séminaire de Brixen pour le préparer au ministère ecclésiastique. Il y passa dix années, dix années un peu tristes, un peu sombres, consolées cependant par la joie d’apprendre et de savoir. La science, chez une âme si avide, pouvait seule remplacer

  1. On aime à rapprocher de ces lignes les réflexions éloquentes qu’inspirait à M. Ampère le souvenir de ses « journées de solitude, de travail et de rêveries dans cette île inhabitée et peuplée de merveilles. » — Voyez la Revue du 1er avril 1848.