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grands maux !« Alors l’impétueux pèlerin : « Seigneur, dit-il, voici mon projet : les bons combattans de France, les chevaliers fameux, les ducs, les comtes, les princes, les possesseurs de fiefs, je les ferais venir ici avec les autres barons, si je croyais que ce fût selon la volonté de Dieu. » Le patriarche demande une nuit de réflexion avant de se prononcer ; mais cette nuit-là même Jésus apparaît au missionnaire, et lui ordonne de retourner dans son pays, afin d’annoncer aux Français que le temps est venu pour eux de secourir le Sauveur. « Je les verrai volontiers, ajoute le divin maître, je les ai longtemps désirés. » Cette noble race de France que Dieu même a désirée longtemps, et qui paraît enfin sur la scène héroïque du monde, n’est-ce pas encore là un de ces traits inspirés où l’on reconnaît un poète ? Le patriarche n’a garde de s’opposer à l’ordre d’en haut : Pierre l’Ermite s’embarque, arrive à Brindes, puis à Rome, et raconte son aventure au pape, qui lui donne le commandement de tous ses soldats. « Il y eut des prêtres, des clercs, des moines ; il y eut peu de barons, mais des gens recueillis en masse. » Le pape les marque tous du signe de la croix, et leur prescrit d’obéir « au sire Pierre, leur chef, leur guide, leur seigneur et maître, leur avoué et leur juge. » Qu’ils partent ; lui, cependant, il va écrire en France et mander au roi de Saint-Denis d’envoyer au plus tôt ses chevaliers pour la vengeance de Dieu. Les croisés se mettent en route, « et Pierre les conduit, qui connaît le pays. » À ce moment, le poète, qui s’associait avec tant de confiance à l’enthousiasme belliqueux du pèlerin, ne peut s’empêcher de jeter un cri où éclatent à la fois sa douleur chrétienne et son patriotique orgueil. « Eh ! malheureux Pierre l’Ermite, pourquoi le fis-tu ainsi ? Ce fat grande folie de ne pas attendre les Français, car tes gens furent massacrés, et ton armée détruite. »

Cette destruction de l’armée du sire Pierre est peinte en quelques traits rapides ; on voit que l’auteur voudrait écarter ces douloureux souvenirs, et qu’il est impatient de prendre sa revanche lui-même avec ses personnages. On comprend surtout quel est l’intérêt du poème lorsque le trouvère, après de telles scènes, chante le départ des chevaliers pour la terre sainte et leurs triomphes sur les soldats de Mahomet. Pierre l’Ermite s’est remis en route « sur son grand âne bien caparaçonné ; » il est allé à Rome et à Paris, il a stimulé le pape et le roi de France ; partout sur son chemin il a prêché la croisade aux barons, et cette fois vraiment ce sera bien la France qui se lèvera. L’immense rassemblement des croisés à Clermont, en présence du pape et du roi, est décrit avec une allégresse printanière. « Ce fut un jour de mai, alors que chaque oiseau crie, que le rossignol chante, et le merle, et la pie, et que l’alouette s’envole, remplissant l’air de son chant agréable, que le bois est feuille et la prairie verdoyante. » Puis arrivent les dénombremens homériques, et l’armée se met en marche à travers monts et plaines. Tout ce premier chant est à lui seul un poème plein de vie et de couleur. Les autres parties, consacrées aux exploits des chevaliers, aux grands coups d’estoc et de taille, aux mêlées furieuses et aux duels sans merci, sont plus éclatantes encore, mais d’un éclat monotone. La prise d’Antioche ressemble fort à la prise de Nicée, et dans ces perpétuels tableaux de têtes fracassées, de poitrines ouvertes, de corps coupés en deux du haut en bas, l’intérêt