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1862? Oui, tout a changé sur un point en Turquie, et ce point a changé tout le reste. En 1840, on croyait et on pouvait croire que la Turquie avait renoncé à l’espérance de reconquérir les provinces qui s’étaient détachées de son empire. On n’avait affaire alors qu’à la Turquie, et on mesurait son ambition sur sa force. Il n’en est plus de même aujourd’hui qu’on a affaire à l’Angleterre agissant avec ses propres forces au nom et, dit-elle, aux droits de la Turquie. Avec un pareil procureur, il n’y a plus de mauvaise créance dans l’actif de la Turquie. Tout est bon, tout peut valoir, et de la plus mince prétention turque lord Palmerston est en train de faire une créance impérieuse en la faisant créance anglaise. Il a déjà montré dans l’affaire de dom Pacifico ce qu’on peut faire d’un mauvais dossier. II continuera tant que la Turquie n’aura affaire sous son nom qu’à la Serbie ou à la Grèce, au Monténégro ou au Liban. Il excelle à avoir raison contre les faibles; il excelle à deviner et à envenimer un vieux litige.

Voyez par exemple en Serbie : la question des forteresses dormait; il y avait là un procès de quarante ans qui n’avait aucune envie de se réveiller, et qui s’était engourdi dans le même repos que les sentinelles de Belgrade, de Semendria et d’Orschova. Qui l’a ressuscité et qui l’a rajeuni? Ce sont les Serbes qui ont commencé, disent les Turcs; ce sont les Turcs, disent les Serbes. Je vais avoir l’air de faire un paradoxe en disant que c’est lord Palmerston, et cependant j’en suis très persuadé. Il y a un fort honnête personnage de Molière, M. de Pourceaugnac, qui, dès que Sbrigani a dit que quiconque s’en prendra à M. de Pourceaugnac aura affaire à Sbrigani, devient plus brave et plus querelleur qu’il ne l’était. C’est un peu l’histoire de la Turquie depuis qu’elle sait que toutes les querelles qu’elle aura, c’est l’Angleterre qui les soutiendra. Depuis ce moment, depuis la bienheureuse interprétation de l’intégrité de l’empire ottoman donnée par l’Angleterre, depuis que la Porte sait tout ce qu’elle peut tirer de ce mot cabalistique, elle a bravement entrepris la restauration de son ancienne puissance. En même temps que le gouvernement turc s’abandonnait à la facile confiance d’une résurrection dont il n’avait pas à faire les frais, la population musulmane, se sentant encouragée et soutenue, reprenait sa vieille haine contre les chrétiens et sa vieille cruauté, de telle sorte que Constantinople se trouvait plus hardi et Damas plus fanatique. Je ne sais pas si à Belgrade les Serbes ont provoqué les Turcs, ou si les Turcs ont provoqué les Serbes; mais je suis bien sûr qu’avant le jour qui a amené l’explosion de la querelle, il y avait déjà eu à Belgrade bien des rixes et des discords entre les Turcs et les Serbes; jamais cependant jusqu’ici les Turcs de la forteresse