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qui, dans ce siècle peuplé de héros, est « bien étrange. » Faute de mieux, il prend « notre vieil ami don Juan, » choix scandaleux : quels cris vont pousser les moralistes d’Angleterre ! Mais le comble de l’horreur, c’est que ce don Juan n’est point méchant, égoïste, odieux, comme ses confrères. Il ne séduit pas, ce n’est pas un corrupteur; l’occasion venue, il se laisse aller; il a du cœur et des sens, et sous un beau soleil tout cela s’émeut ; à seize ans, on n’y peut mais, à vingt non plus, ni peut-être à trente. Prenez-vous-en à la nature humaine, mes chers moralistes; ce n’est pas moi qui l’ai faite ainsi; si vous voulez gronder, adressez-vous plus haut; nous sommes ici peintres et non pas fabricans de marionnettes humaines, et nous ne répondons pas de la structure de nos pantins. Voilà donc notre Juan qui se promène; il se promène en beaucoup d’endroits, et dans tous ces endroits il est jeune; nous ne le foudroierons point pour cela, la mode en est passée; les diables verts et leurs cabrioles ne sont plus de mise qu’au cinquième acte de Mozart. Et d’ailleurs Juan est si aimable! Après tout, qu’a-t-il fait que les autres ne fassent? S’il a été l’amant de Catherine II, c’est à l’exemple du corps diplomatique, accru de toute l’armée russe. Laissez-le semer sa folle avoine, le bon grain viendra à son tour. Une fois arrivé en Angleterre, il aura de la tenue : j’avoue que sur provocations il pourra bien encore par-ci par-là picorer dans les jardins conjugaux de l’aristocratie; mais à la fin il se rangera, il ira au parlement prononcer des discours moraux, il deviendra membre de l’association pour la suppression du vice. Si vous voulez absolument qu’on le punisse, nous lui ferons faire un mariage malheureux : l’enfer de l’auteur espagnol « n’en est probablement que l’allégorie. » En tout cas, marié ou damné, les honnêtes gens auront à la fin de la pièce le plaisir de savoir qu’il cuit tout vif[1].

Singulière apologie, n’est-ce pas? et qui ne fait qu’aggraver la faute! Attendez, vous ne connaissez pas encore tout le venin du livre! à côté de Juan, il y a dona Julia, Haydée, Gulbeyaz, Dudu, et le reste. C’est ici que le diabolique poète enfonce sa griffe la plus aiguë, et c’est dans nos faibles qu’il a soin de l’enfoncer. Que vont dire les clergymen et les reviewers en cravate blanche? Car enfin, il n’y a point moyen de s’en défendre, il faut bien lire, malgré qu’on en ait. Deux ou trois fois de suite on voit ici le bonheur, et quand je dis le bonheur, c’est bien le bonheur profond et entier, non pas la simple volupté, non pas la gaîté grivoise; nous sommes à cent lieues ici des jolies polissonneries de Dorat et des appétits débridés de Rochester. La beauté est venue, la beauté méridionale, écla-

  1. Journal, février 1821.