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sa pensée propre qu’en faisant entrevoir par-delà cette immense harmonie le groupe de lois idéales d’où elle dérive et la raison intérieure qui la soutient.

A côté de cette conception si haute, qu’est-ce que le surnaturel de Manfred? Sans doute Byron est ému par les grandes choses de la nature : il sort des Alpes, il a vu ces glaciers qui sont « comme un ouragan gelé, » ces cataractes formidables qui ondulent au-dessus des précipices « comme la queue du cheval pâle de l’Apocalypse; » mais il n’en a rien rapporté, sauf des images. Sa sorcière, ses esprits, son Ahrimane ne sont que des dieux de théâtre. Il n’y croit pas plus que nous. C’est à un tout autre prix qu’on fait de vrais dieux : il faut y croire; il faut, comme Goethe, avoir assisté longuement en philosophe et en savant à leur naissance; il faut avoir vu d’eux autre chose que leurs dehors. Celui qui, en restant poète, s’est fait naturaliste et géologue, qui a suivi dans les fissures des roches les eaux tortueuses lentement distillées et poussées enfin par leur propre poids vers la lumière, peut se demander, comme autrefois les Grecs, en les regardant tournoyer et chatoyer sous leurs teintes d’émeraude, ce qu’elles peuvent penser, si elles pensent. Quelle étrange vie que la leur, tour à tour reposée et violente ! Combien loin de la nôtre! Avec quel effort faut-il nous arracher de nos passions compliquées et vieillies pour comprendre la jeunesse et la simplicité divine d’un être affranchi de la réflexion et de la forme ! Combien difficile est une telle œuvre pour un moderne ! Combien impossible pour un Anglais! Shelley, Keats en ont approché, grâce à la délicatesse nerveuse de leur imagination malade ou débordante; mais que cette approche est encore lointaine! Et comme on sent, en les lisant, qu’il leur eût fallu, ainsi qu’à Goethe, l’aide de la culture publique et l’aptitude du génie national! Ce que la civilisation tout entière a développé uniquement chez l’Anglais, c’est la volonté énergique et les facultés pratiques. L’homme s’est trouvé raidi dans l’effort, concentré dans la résistance, attaché à l’action et partant exclu de la spéculation pure, de la sympathie ondoyante et de l’art désintéressé. Chez lui, la liberté métaphysique a péri sous les préoccupations utilitaires, et la rêverie panthéistique sous les préoccupations morales. Comment ferait-il pour plier son imagination jusqu’à suivre les contours innombrables et fuyans des êtres, surtout des êtres vagues? Comment ferait-il pour sortir de sa religion jusqu’à reproduire avec indifférence les puissances de l’indifférente nature? Et qui est plus loin de la flexibilité et de l’indifférence que celui-ci? L’eau coulante, qui chez Goethe va se modelant sur toutes les formes du terrain, et qu’on aperçoit dans le lointain sinueux et lumineux sous le brouillard doré qu’elle exhale, s’est prise tout d’un coup chez Byron en une masse de glace, et ne fait plus qu’un bloc