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n’aime à être le second nulle part. » On lui offrit le commandement, et c’est alors seulement qu’il daigna prendre parti. Ne jamais subir de maître, se soulever tout entier contre toute apparence d’empiétement ou d’ascendant, maintenir sa personne intacte et inviolée à tout prix jusqu’au bout et contre tous, tout oser plutôt que de donner un signe de soumission, voilà son fonds. C’est pourquoi il était disposé à tout souffrir plutôt que de donner un signe de faiblesse. A dix ans, par fierté, il était stoïcien. On lui redressait le pied douloureusement dans une machine de bois pendant qu’il prenait sa leçon de latin, et son maître le plaignait. «Ne faites pas attention si je souffre, monsieur Rogers, dit l’enfant; vous n’en verrez aucune marque sur ma figure. » Tel il était enfant, tel il demeura homme. D’esprit, de corps, il lutte ou se prépare à la lutte[1]. Tous les jours, pendant de longues heures, il boxe, il tire le pistolet, il s’exerce au sabre, il court et saute, il monte à cheval, il dompte des résistances. Ce sont là les exploits de ses mains et de ses muscles; mais il lui en faut d’autres. Faute d’ennemis, il s’en prend à la société et lui fait la guerre. On sait à quel point les opinions régnantes étaient alors intolérantes. L’Angleterre était au fort de sa guerre contre la France, et croyait combattre pour la morale et la liberté. A ses yeux en ce moment, l’église et la constitution sont choses saintes : gardez-vous d’y toucher, si vous ne voulez point devenir ennemi public! dans cet accès de passion nationale et de sévérité protestante, quiconque affiche des idées ou des mœurs libres semble un incendiaire, et ameute contre soi l’instinct des propriétaires, les doctrines des moralistes, les intérêts des politiques et les préjugés du peuple. C’est ce moment que Byron choisit pour louer Voltaire et Rousseau, admirer Napoléon[2], s’avouer sceptique, réclamer pour la nature et le plaisir contre le cant et la règle, dire que la haute société anglaise, toute débauchée et hypocrite, fabrique des phrases et fait tuer des hommes pour garder ses sinécures et ses bourgs-pourris. Comme si ce n’était pas assez des haines politiques, il se charge encore des inimitiés littéraires, attaque le corps entier des critiques[3], diffame la nouvelle poésie, déclare que les plus célèbres sont des « Claudiens, des gens du bas-empire, » s’acharne sur les lakistes, et garde un ennemi venimeux et infatigable dans Southey. Ainsi muni d’adversaires, il donne prise sur lui de toutes parts. Il se décrie par haine du cant, par bravade, en fanfaron de vices. Il se peint dans ses héros, mais en noir, de telle façon que personne ne peut manquer de le reconnaître et de le croire beau-

  1. « Ilike energy, — even animal energy, — of all kinds — and have need of both mental and corporal. »
  2. Il l’appelait « son héros de roman. »
  3. English Bards and Scottish Reviewers.