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comme eux? Le chemin est âpre, cela est vrai, la route est pénible; mais elle conduit à la maison des ancêtres, à la maison où l’on est né : les tombeaux de ceux que l’on a aimés sont là, peut-on les abandonner et leur dire un éternel adieu pour aller chercher un endroit plus propice où l’on bâtirait des demeures nouvelles? On reste alors, on aime ce nid d’aigle en raison même des difficultés qu’il faut vaincre pour arriver jusqu’à lui, et la ville subsiste, et se peuple et s’agrandit; le saint qui est son patron la protège ici, peut-être l’abandonnerait-il ailleurs; sa protection même est un signe qu’il faut vivre là où les aïeux ont vécu, et malgré les douces tentations de la plage Anacapri est demeuré fidèle à son rocher et à ses abruptes hauteurs.

Dès qu’on a franchi les derniers sommets de la montagne, on voit que le plateau s’en va, en pentes douces, rejoindre les écueils qui bordent la mer du côté de l’ouest. Comparés aux bondissemens et aux soubresauts perpétuels des terrains où s’élève Capri, ceux qui portent Anacapri sont plans et presque réguliers; si la charpente de rochers perce encore à et là son épidémie de terre et s’élève en gibbosités stériles, c’est à côté de la mer, aux environs d’une baie assez large qu’on nomme Cala del Rio. À cette hauteur, où le vent est toujours frais, la végétation est sensiblement plus septentrionale que dans les campagnes abritées du nord et ouvertes au sud qui s’étendent derrière la Marine. Ici le noyer abonde, et aussi le sorbier, qui se mêle à des chênes vigoureux ; l’aloès a disparu, et le cactus à raquettes est grêle, pâle, sans grande force. Ici, non plus qu’à Capri, on n’a su utiliser cet arbuste disgracieux ; on se contente de manger ses fruits désagréables lorsqu’ils sont mûrs, mais on n’a jamais pensé à s’en servir pour acclimater la cochenille, comme nous l’avons si heureusement fait en Algérie. J’en ai parlé à des cultivateurs capriotes, je me suis évertué à leur expliquer ce genre de culture et le bénéfice facile qu’il produirait, je n’ai jamais pu réussir à me faire comprendre. A toutes mes démonstrations ils répondaient : « Elle (votre seigneurie, votre excellence) se trompe, les vers à soie ne mangent que de la feuille de mûriers, et encore allons-nous renoncer à en élever, car depuis quatre ou cinq ans ils sont malades, et meurent comme des mouches. » J’avais beau leur prouver qu’il n’y a aucun rapport entre la cocciniglia et le bigattolo, et que lorsque je parlais de la première, je n’entendais point parler du second : on me répondait toujours que le bombyx ne mange que des feuilles de mûrier; de guerre lasse, j’y ai renoncé.

Il ne faut pas être trop étonné de l’ignorance de ces pauvres gens; qui les aurait instruits? Ils vivent dans leur île, loin du monde, sans communication avec lui, comme une colonie de Robinsons. Il y a