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il n’était question de l’esclavage ; le seul mot « esclave » prononcé par hasard eût suffi pour remplir d’inquiétude et de haine les yeux jusque-là les plus bienveillans.

D’autres fois les propriétaires blancs avaient fui, et l’on ne trouvait que les esclaves, avec lesquels la conversation roulait sur d’autres sujets. Je me souviens d’une mulâtresse qui nous présentait avec orgueil son fils, bel enfant d’un jaune clair, avec ces mots significatifs : « C’est le fils d’un blanc ; il vaut déjà 400 dollars. J’ai commencé à quinze ans, et j’en ai maintenant dix-neuf. J’en ai déjà fait quatre. »

On s’avança ainsi d’étape en étape le long de la rivière. Les canonnières, ouvrant la marche, en exploraient les bords au loin ; puis les officiers du service topographique s’en allaient à travers bois, sous l’escorte de piquets de cavalerie, faisant la reconnaissance du pays, et levant à vue d’œil et à la boussole des cartes provisoires que l’on photographiait au quartier-général pour l’usage des généraux. Le lendemain, à l’aide de ces cartes, l’armée se mettait en mouvement, entremêlée avec l’immense quantité de wagons qu’elle traînait à sa suite. Un quart environ de chaque régiment était employé à escorter le matériel des corps, empilé, vivres, munitions, tentes et mobilier, sur une dizaine de chariots par bataillon. Je dis mobilier, car on emportait jusqu’à des tables, des chaises et des fauteuils. S’il y avait eu des femmes, on eût cru, en nous voyant, à une émigration armée plutôt qu’à une marche de soldats. Les troupes combattantes s’avançaient par brigades, mais suivies de leurs bagages, et ces longues files de wagons, attelés chacun de quatre chevaux ou de six mules, avec un seul postillon, faisaient que l’armée, dans ces chemins étroits à travers les forêts, couvrait des espaces immenses. De là aussi d’immenses retards : il eût été impossible de faire de longues marches, à moins de laisser la queue des colonnes éparpillée ou égarée dans les bois à la nuit. Deux lieues étaient le maximum de l’espace parcouru. Les étapes ont pu être quelquefois plus longues : il est arrivé à des corps détachés, allégés de tout, de faire de grandes journées ; mais c’était l’exception. Les troupes du reste avaient bonne mine. Les hommes étaient forts, vigoureux, et avaient l’air intelligent. L’uniforme de toute l’armée était le même : un pantalon bleu de ciel généralement enfoncé dans des bottes, une blouse, ou veste, ou tunique courte gros bleu. Quelque chose de rouge dans ce costume marquait l’artillerie, un peu de jaune la cavalerie. La coiffure la plus commune était le képi, mais souvent aussi un chapeau noir en feutre mou, avec quelques ornemens de cuivre. Les officiers, vêtus comme les soldats, se distinguaient par de petits galons sur l’épaule et une cein-